Bien sûr, il y aura toujours – au moins tant que vivront des cinéphiles – le film d'Henri Verneuil, avec l'immortel duo Gabin-Belmondo, brûlant de mille feux éclatants de tendresse. Il y aura toujours, évidemment, les dialogues d'Audiard, ciselés avec ses mains d'orfèvre des mots. Et, ayant traîné la nuit, hors-saison, à Villerville – alias Tigreville –, où j'étais venu visiter plus un décor qu'une station balnéaire normande, je ne renierai jamais ce que je considère comme l'un des plus grands films du cinéma français.
Une fois que l'on a dit ça, il n'en reste pas moins évident que le roman d'
Antoine Blondin – dont j'ai appréhendé si longtemps la lecture, de peur d'être déçu ou, pire, qu'il détrône « mon » film – est une oeuvre magistrale qui possède son âme propre. Car âme il y a dans certains oeuvres, quelle que soit leur support.
Le roman de
Blondin pose avec brio cette question perturbante : doit-on économiser sa vie ou la vivre pleinement, quitte à la consumer trop vite et prendre le risque de tout renverser sur son passage ? Albert Quentin y a répondu en renonçant aux mirages de l'alcool et choisissant de mener une vie d'horloge régulière. Gabriel Fouquet, plus jeune, évolue quant à lui dans les brumes de l'illusion éthylique, pour étouffer son mal-être. « Fouquet s'engourdissait dans une manière de soulagement ; quand on en était là, tout pouvait arriver, on avait touché le fond… », dit le texte.
Ces deux-là se rencontrent l'espace d'un court instant – un mois – et, avant de suivre chacun son chemin, ils vont se jauger mutuellement et progressivement se rapprocher jusqu'à l'apothéose d'une virée exubérante, pleine de panache, comme pour dire au monde qu'ils sont de la même trempe. Car Albert et Gabriel ont ce secret en commun : « Ce va-et-vient aux abîmes est un trajet solitaire. Ceux qui remontent de ces gouffres se sont cherchés sans se rejoindre. Seule, la cruauté du jour rassemble leur troupeau errant. Ils renaissent douloureusement et se retournent : la nuit a effacé la trace de leurs pas. Les ivresses, si contagieuses, sont incommunicables. »
Un singe en hiver est un roman miroir, déformant à l'occasion : Gabriel est celui d'Albert et inversement. Gabriel réveille aussi le passé d'Albert, après « dix années parcimonieuses, retranchées derrière des barricades et un serment ».
Serment de ne plus boire, quitte à s'abreuver d'ennui. Cet ennui que vient justement chambouler Gabriel : « Depuis qu'il est ici, il a rouvert des portes que nous croyions fermées. Il n'y est pour rien. On aurait presque pensé que nous l'attendions », confie la femme d'Albert – Suzanne – à son mari. C'est un couple sans enfants qui se parle alors, songeant à ce jeune homme qu'ils aimeraient tout de même bien voir rester dans leur hôtel pour le choyer, tel un lot de consolation de n'avoir pas eu de progéniture. Tandis que Gabriel a une fille et c'est la raison de sa présence à Tigreville où elle réside, dans un pensionnat.
La dernière phrase lue, on se rend encore compte qu'
Un singe en hiver est une implacable histoire désespérée, qui fait crier à Albert, sur un quai, à l'attention de Gabriel : « Tu reviendras, dis, tu reviendras !... », faisant écho au « Tu viendras à la maison ? » de la petite Marie à l'attention de son père, une fois tous deux revenus à Paris. Rien n'est sûr, tout est fragile comme la vie, qui s'en va inexorablement vers l'hiver…