Noé se détend. Il s’en fout de ce que racontent les adultes, du moment que sa mère n’est ni triste ni en colère, et surtout pas à cause de lui. Il s’approche d’elle, tire sur son bras pour lui parler à l’oreille, colle ses deux mains autour de sa bouche et chuchote contre son oreille :
– Je t’aime.
Jusqu’à vingt ans, même si elle n’en parle pas, Vanda vivait en Bretagne. Elle a connu le ciel changeant, le gris sublime des orages, des argentés en lisière, nuages liquides, toutes les nuances d’avant ou après la pluie. Et les chemins détrempés, la boule molle et collante, parce qu’elle vivait dans un village des terres, pas sur la côte. Le bleu d’ici la rassure, inaltéré et plein. Il éloigne le doute, empêche les destructions. En fait, ce bleu-là repousse la fin du monde.
De l’enfance, Vanda garde un tas de souvenirs qu’elle ne raconte à personne. Elle est de ces gens dont on dirait qu’ils sont nés adultes, ici et maintenant, même immatures.
On peut mourir au soleil comme partout, on peut souffrir sous le bleu, mais les gens auront toujours du mal à le croire.
Vanda a admis très tôt qu'elle était seule, comme on est seul au jour de sa mort. Elle en a consommé la douleur jusqu'à en faire une identité, une armure. Les autres comptent un peu, mais ils s'en vont, disparaissent.
On peut mourir au soleil comme partout, on peut souffrir sous le bleu, mais les gens auront toujours du mal à y croire. Ils penseront aux plages estivales sans entendre le chant des morts, celui de milliers d’immigrés arrivés par vagues de toute la Méditerranée, depuis les apôtres en goguette jusqu’à l’Aquarius.
Ici, il y en a d’autres qui lui ressemblent, des abîmés qui ont oublié de vieillir.
Un jour il sera grand, et elle sera seule. Un jour il la débordera de son grand corps, elle ne pourra plus le protéger de ses deux bras. Ses petites mains à la peau tendre ne glisseront plus contre sa paume, il s'éloignera. Il aimera, souffrira sans elle.
Qu'est-ce que cela le faisait chier, Noël en famille. Maintenant qu'il ne sera plus obligé, il se demande si ça va lui manquer.
Dans son rêve, Vanda ressent une tristesse infinie et une impuissance terrible. Elle se dit qu'elle n'aurait jamais pensé que ça leur arriverait à eux, dans cette époque-là, la sienne et celle de Noé enfant. Elle aurait imaginé que la fin du monde viendrait dans des centaines ou des milliers d'années, qu'elle n'était pas concernée. Et pourtant ils y sont, c'est maintenant et c'est inéluctable.