Voilà un bien étrange roman. L'écrivain-poète écossais
John Burnside se risque à nous raconter à la première personne l'itinéraire d'un homme solitaire, fasciné par le rôle du langage parlé dans le développement des êtres humains et surtout par ce que cette faculté du langage signifie. Elevé par un père d'une discrétion infinie et une mère aussi présente qu'inaccessible, il s'enferme très tôt dans un monde de non-dits, obsédé par la question de l'essence vitale qui anime les êtres qui l'entourent. Il satisfait sa curiosité par des expériences de collecte de cadavres puis de dissection à vif de petits animaux capturés dans son jardin. Il passera à l'expérimentation humaine bien plus tard, à l'âge adulte, en privant deux jumeaux nouveaux-nés de tout contact avec la parole humaine.
Ce roman ne se réduit pas au récit de l'ultime expérience de la "maison muette", comme on pourrait le croire à la lecture de la 4e de couverture. Cette expérience n'occupe que les 50 dernières pages de ce texte qui en compte 200. Burnside prend son temps pour brosser de l'intérieur le portrait d'un homme désaxé, privé dès l'enfance d'amour maternel sans pour autant avoir subi le moindre mauvais traitement, écrasé par l'image d'une mère contemplative et irrémédiablement distante. L'histoire est contemporaine, il faut se l'imposer constamment à l'esprit tant l'écriture classique et la quasi absence de repère nous la ferait spontanément situer quelque part au XIXe siècle. Soixante ans plus tôt, un tel personnage aurait parfaitement pu jouer les cautions scientifiques du régime nazi, voire diriger des expériences "médicales" dans un camp d'extermination. Calculateur, intelligent, tantôt protecteur avec la jeune fille qu'il recueille, tantôt d'une violence inouïe lorsqu'il s'agit de se débarrasser d'un clodo qui menace ses plans, il se montre capable d'une très grande sensibilité tout en sachant partitionner ses émotions – qu'il évoque et analyse en spectateur – pour les empêcher de polluer l'expérience qui est le but de sa vie. Sa faculté d'empathie, dosée et sélective, traduit une maîtrise apparente de son affect qui n'est que le triste produit du déficit originel évoqué plus haut. Mais c'est chez lui une force et c'est cela qui fait peur, qui plonge le lecteur dans un malaise sans fond. L'expérimentateur échappe ainsi à la souffrance : il analyse ses échecs sans se lamenter, est toujours prêt à mobiliser tous les moyens à sa disposition pour poursuivre la mission qu'il s'est assignée.
Captivant de bout en bout, le roman est de plus porté par un style éblouissant : la recherche de perfection et la rigueur qui habitent le personnage sont pareillement présentes dans l'écriture (chapeau au passage à la traductrice pour cette brillante restitution en français) ;
la maison muette acquiert ainsi progressivement une puissance d'évocation peu commune et se campe d'ores et déjà comme un classique.