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EAN : 9781156766026
Editions Zoé (23/05/2001)
5/5   1 notes
Résumé :
Un monde, c'est ce qui émerge du rapport entre l'homme et la terre. Quand ce rapport est sensible, intelligent, complexe, le monde est monde au sens profond du mot : un bel espace où vivre pleinement. L'ambition des Cahiers de Géopoétique est de dresser, d'un point de vue qui ne pas seulement celui de l'Homme, une magna mundi carta; une grande carte, une grande charte du monde.
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Citations et extraits (27) Voir plus Ajouter une citation
Ce sont nos efforts pour saisir tous les aspects de la vie qui la rendent si passionnément intéressante. » Virginia WOOLF III

Par la suite, forte de cette expérience traumatisante, chaque fois qu’elle voulut dévoiler des souvenirs pénibles, elle le fit avec humour, dans une retenue délibérée de sentiments. Que ce soit dans 22 Hyde Park Gate, Le vieux Bloomsbury et Suis-je une snob ?, elle transforme sa vie en récits « élégants », spirituels, susceptibles de plaire aux membres du Memoir Club. Il fallait être brillant et Virginia l’avait bien compris :

« Le Memoir Club se révéla terriblement brillant – autrement dit, je l’ai été, moi ; et Léonard beaucoup plus remarquable encore, tout en se donnant beaucoup moins de peine ; et Morgan fut très professionnel » [25].

C’est seulement dans son Esquisse du passé, écrite vers la fin des années 1930 (et clairement destiné à la publication) qu’elle commença à parler « ouvertement » de certains moments difficiles de sa vie mais avec encore une certaine retenue. Dans les premières pages, elle décrit comme l’un de ses plus puissants souvenirs (resté caché jusqu’ici) le sentiment de honte et de culpabilité qu’elle éprouvait, enfant, devant le miroir du vestibule ; sentiment qu’elle explique en partie par son ascendance puritaine, mais surtout parce que cet événement du miroir est lié à un épisode traumatique de son enfance :

« Je décèle encore un autre élément dans ma honte à l’idée d’être surprise à me regarder dans le miroir du hall, je devais avoir honte et peur de mon corps. Un autre souvenir, toujours dans le hall, peut contribuer à expliquer cela. Il y avait près de la porte de la salle à manger une sorte de console où poser les plats. Une fois, alors que j’étais encore toute petite, Gerald Duckworth me hissa dessus, et pendant que j’étais assise là il se mit à explorer ma personne. Je me rappelle encore la sensation de sa main s’insinuant sous mes vêtements, descendant sans hésiter, régulièrement de plus en plus bas. Je me rappelle que j’espérais qu’il cesserait (…). Mais il ne s’arrêta pas. Sa main explora mes parties intimes aussi. Je me rappelle que je me suis sentie offusquée, rebutée – quel mot conviendrait pour un sentiment aussi vague et mélangé ? Il devait être très violent puisque je m’en souviens encore » [26].

Quelques semaines avant son suicide, elle écrit à son amie Ethel Smyth pour la féliciter de la liberté avec laquelle elle évoque le sexe par écrit (et tout spécialement dans son autobiographie), liberté dont elle-même se sent bien incapable :

« Mais dans la mesure où la sexualité gouverne une grande partie de notre vie – c’est du moins ce qu’on dit – l’autobiographie risque d’être fortement tronquée si cet aspect-là est passé sous silence. Et, pour ce qui est des femmes il risque à mon sens de l’être pendant encore des générations : c’est une opération délicate – un peu comme de rompre l’hymen – si c’est bien là le nom de cette membrane – liée sans doute à toutes sortes d’instincts enfouis au plus profond. Aujourd’hui encore, je frémis de honte chaque fois que je pense à mon demi-frère et à la manière dont, après m’avoir hissée sur le rebord d’une fenêtre, il caressait mes parties les plus intimes ; je devais avoir 6 ans à l’époque. Pourquoi éprouvai-je de la honte alors ? » [27]

Ce serait faire une lecture grossière de la lettre de Virginia à Ethel que de supposer que Gerald Duckworth « avait brisé sa membrane, (…) lui avait ravi sa virginité » [28], et faire fi de la pudeur de Virginia. Dans cette lettre, la rupture de l’hymen est « une métaphore pour désigner la perte de virginité en tant qu’écrivain, la fin de l’autocensure » [29]. La honte sexuelle ressentie par Virginia dans son enfance est une chose dont elle n’avait jamais pu parler.
D’ailleurs, ce fragment inachevé qu’est cette Esquisse du passé est tout entier marqué par de nombreuses ellipses et de brusques arrêts dans la narration :

« Là, j’en viens à une des difficultés de l’auteur de biographies – une des raisons pour lesquelles sur les nombreuses que je lis, nombreuses sont celles qui tombent à plat. Elles laissent de côté la personne à qui les choses sont arrivées. Cela, parce qu’il est très difficile de décrire un être humain. Alors on dit : « Voilà ce qui est arrivé » ; mais sans dire à quoi ressemblait la personne à qui c’est arrivé. Et les événements n’ont pas grand sens à moins qu’on sache d’abord à qui ils sont arrivés. Qui étais-je alors ? » [30].

C’est alors ce côté insaisissable du moi qui devient le sujet même de cette Esquisse du passé. Le sujet de toute la vie de Virginia Woolf et sur lequel, quatre mois avant de se suicider, elle peut enfin écrire. Elle a beaucoup réfléchi sur le fonctionnement de la mémoire et sur l’attrait du passé :

« (…) je dois me contenter de noter que le passé est magnifique parce que l’on ne ressent jamais une émotion dans toute sa réalité sur le moment. Elle se développe par la suite, si bien que nous n’avons pas d’émotion complète dans le présent, mais seulement dans le passé. Cela m’a frappée sur le quai de la gare de Reading, alors que je regardais, mais non sans une certaine émotion déjà, Nessa et Quentin qui s’embrassaient, lui s’avançant timidement. Cela je m’en souviendrai et je devais l’approfondir une fois libérée de la nécessité de traverser le quai, de trouver notre autobus, etc. C’est pour cela même que nous nous attardons sur le passé, je crois » [31].

Pourquoi est-ce donc si important de se remémorer le passé ? Parce qu’il permet de saisir une certaine continuité du moi. Le Journal de Virginia est rempli de ces passages où elle cherche désespérément à faire revivre le passé, afin de sentir qu’elle a existé et continue d’exister :

« Pour réveiller mes souvenirs de la guerre, j’ai lu quelques vieux cahiers de mon journal. Les larmes me sont encore et encore montées aux yeux en lisant ce que j’écrivais sur L. à Richmond : nos disputes, et comment il s’est glissé dans mon lit avec une petite bourse, et tout (…). Le sentiment de tout ce qui est emporté à jamais par le courant, inconnu pour toujours ; l’étrange impression que le passé engloutit une trop grande part de nous-même » [32].

Grâce à son Esquisse du passé, Virginia Woolf entend bien échapper « à la bouche dévorante du temps » [33]. Elle va donc se lancer dans un processus de réitération. Maintes et maintes fois, elle va marquer le passé en revenant sur les mêmes scènes, les mêmes paysages, les mêmes personnes, les mêmes chambres, parce qu’elle est persuadée que ce que nous avons ressenti avec une forte intensité continue d’exister quelque part :

« Je le vois – le passé – comme une avenue qui s’étend derrière moi ; un long ruban de scènes et d’émotions. (…) Au lieu de me rappeler une scène par-ci, un bruit par-là, je brancherais une prise dans le mur ; et j’écouterais le passé. (…). Je sens qu’une vive émotion doit laisser sa trace ; et qu’ il s’agit simplement de découvrir comment nous pourrions la suivre, de manière à revivre notre vie depuis son commencement » [34].

Ce processus de réitération, il est déjà à l’œuvre dans le Journal. Virginia Woolf, diariste, se répète continuellement. D’un mois à l’autre, d’une année à l’autre, les problèmes et les préoccupations restent les mêmes. Le journal devient « une preuve éclatante (…) de la constance du tempérament et du ‘moi’ » [35].
Peut-on raisonnablement penser, à ce stade de notre réflexion, que l’écriture d’un journal ait pu aider Virginia Woolf à saisir, non pas l’unité de son moi, mais une certaine continuité de ce moi ? Le journal nait-il d’un problème d’identité et peut-il devenir un élément de stabilité, même relative, chez ceux qui ont du mal à saisir les fluctuations de leur moi ? Nous répondrons par l’affirmative, ne serait-ce qu’en considérant l’aspect formel du journal, car « inscrire le lieu et le temps, c’est prendre appui sur un réel, relativement solide, pour s’élancer vers les zones beaucoup plus fuyantes du moi » [36]. Le temps que marque le journal, c’est celui de la réalité, ce n’est pas celui de la fiction. C’est pourquoi « un écrivain aussi pur que Virginia Woolf (s’est) sentie comme obligée de revenir auprès d’elle-même dans un journal de bavardage où le Je s’épanche et se console » [37]. De plus, le journal joue aussi le rôle d’un garde-fou contre les dangers de l’écriture : « Le journal est l’ancre qui racle contre le fond du quotidien et s’accroche aux aspérités de la vanité » [38].

On ne peut pas réfléchir sur le rôle du journal intime chez Virginia Woolf sans parler de sa correspondance. Pour faire un bref rappel de l’ensemble de cette correspondance, soulignons qu’elle est publiée en six volumes et comprend quatre noyaux épistolaires principaux se partageant près de deux mille lettres : à Violet Dickinson jusqu’en 1922, puis plus brièvement dans les années trente, à Vita Sackville-West dans les années vingt et trente, à Ethel Smyth dans les années trente, et enfin à Vanessa Bell depuis son mariage en 1907 jusqu’en mars 1941. Autour de ces quatre blocs de lettres se greffe une somme d’autres destinataires, masculins et féminins, personnages célèbres ou simples anonymes.

Alors, pourquoi Virginia Woolf a-t-elle écrit un nombre aussi impressionnant de lettres ? Outre le plaisir d’écrire, qui est une évidence, il semble que la romancière anglaise ait su très vite tirer parti de la lettre. Elle a développé deux idées : celle de la lettre comme miroir et celle de la lettre comme scène. Ces deux pôles sont intrinsèquement articulés. Ainsi, « le champ de la « spécularité » rend compte de la construction d’une image de soi pour un destinataire » [39] puisque Virginia souhaite atteindre une transparence idéale de la lettre, comme elle l’écrit à Violet Dickinson : « a letter should be flawless as a germ, continuous as an eggshell, and lucid as a glass » [40] ; et « le registre de la « théâtralisation » (…) traduit l’espace de la représentation qu’est la lettre »
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Lettre sur les origines de la géopoétique [1]


1.

Si une grande partie du travail que j’ai effectué concerne le littoral (rivage, côte, grève, plage…) – à tel point qu’il m’est arrivé de parler de littoralité (ce qui, dans mon esprit, donnait un espace physique à la littérature, et une force orale au langage écrit) – c’est, je pense, pour plusieurs raisons.

D’abord, nous y sommes près des origines biologiques, et on ne peut y ignorer les rythmes primordiaux. Dans cet espace-là, nous avons un pied dans la société humaine (espace habité, inscrit), et l’autre dans le cosmos, le chaos-cosmos, le chaosmos, non-humain. C’est sans doute pour cela qu’un vieux texte appartenant à la tradition que je porte, peut-être, dans la moelle de mes os, texte qui s’intitule Imacallam in da thuarad («Le dialogue des deux lettrés») dit ceci: «Le rivage a toujours été le lieu de prédilection des poètes.»

Ensuite, né et élevé sur le rivage atlantique de l’Europe, très précisément sur la côte ouest de l’Écosse, sa topographie est inscrite dans mon cerveau. Je suis loin de croire que le paysage originel d’un individu dicte nécessairement son paysage mental: avec une intelligence énergique et un esprit de découverte, il peut en venir à penser, à l’encontre de toute fixation localiste et de toute idéologie identitaire, que d’autres paysages physiques sont plus intéressants. Mais c’est un fait que la côte ouest de l’Écosse a de quoi attirer et inspirer l’esprit. On se souviendra de l’idée proposée par Humboldt dans Cosmos selon laquelle la topographie même de la côte d’Hellas, cette multiplicité de promontoires et d’îles, de criques et de baies, a joué un grand rôle dans la genèse du «miracle» intellectuel grec. Or, la côte ouest de l’Écosse, avec son contour hautement irrégulier et ses centaines d’îles, possède une topographie semblable.

En troisième lieu, maintenant que nous recommençons à entendre parler du concept d’«Europe» je pense qu’il serait bon pour le continent de jeter un coup d’œil vers l’Ouest, de prendre en considération son ouverture atlantique, assez négligée, du moins en France. Se voulant un pays «latin», la France s’est tournée trop exclusivement peut-être vers la Méditerranée. Elle y cherche une identité. À une époque d’instabilité cosmopolitique, de standardisation universelle, on peut comprendre ce repli sur des havres de culture ancienne, tout en se disant que l’on a affaire à un blocage. Que l’on com-mence dans la Méditerranée, soit – c’est un espace fascinant. Mais celui-ci montre depuis des siècles des signes d’épuisement, et même aux premiers siècles, on en sortait: Phéniciens, Pythéas, moines errants… Au-delà du discours identitaire, au-delà des cultures-clôtures, où l’on étouffe, il peut y avoir un espace de respiration, un lieu de mouvements oubliés, voire inédits, peut-être, qui sait, un nouveau sens de la culture.

C’est avec de tels nuages d’idées en tête (météorologie mentale) que j’arpente depuis de longues années (cet arpentage s’accompagnant d’art et de pensée) le littoral atlantique.

2.

En termes de civilisation, cet Ouest atlantique de l’Europe a été marqué par deux facteurs: une destinée négative (j’emprunte la notion au géographe Le Lannou : «Il n’y a entre nos finistères atlantiques d’autre unité qu’une communauté de destins somme toute négatifs») et une révolution industrielle. Ces deux facteurs: d’un côté, l’isolement d’une région finistérienne économiquement archaïque, de l’autre, une explosion industrieuse économiquement violente, peuvent sembler totalement antinomiques, mais il existe entre eux, me semble-t-il, des liens profonds En drainant la population active vers les grands centres, la révolution industrielle a contribué à l’isolement, qui n’est pas nécessairement négatif en soi: l’isolement peut être un atout. C’est quand il devient esseulement qu’il devient réellement négatif. Quant aux origines profondes de la révolution industrielle, je proposerais cette idée-ci: divorcés d’avec toute sensation de la terre par une idéologie ou une religion (le puritanisme, par exemple), des esprits actifs vont se mettre à imaginer et à inventer. C’est un fait assez connu, par exemple, que les Britanniques (Écossais souvent en tête) furent aux avant-postes de la révolution industrielle. Passons rapidement sur les problèmes d’identité provoqués par l’arrachement et l’esseulement, et sur les tentatives (romantiques) pour faire revivre d’antiques traditions (tout un folklore, souvent fantaisiste). Il a été dit, par exemple, à propos de l’Irlande, et en Irlande même, que si la perte du gaélique était une tragédie, la tentative faite pour le préserver était une farce. Tragédie et farce, isolement et violence, silences et explosions – ce portrait géo-psychologique s’applique, à des degrés divers et avec des manifestations diverses selon les micro-régions, à toute la périphérie du Grand Ouest européen. Autrement dit, cette région n’a pas encore trouvé sa cohérence, sa composition, sa poétique (tout en maintenant une sorte de poéticité floue et, bien sûr, toutes sortes de petites poésies localistes).

Or, l’autre jour, je me tenais sur les bords d’Atlantic Quay, à Glasgow, d’où il est facile de voir combien la situation civilisationnelle a changé: il y a nettement moins d’usines crachant une fumée jaune ou noire, et les grues des chantiers navals se dressent dans le décor comme des squelettes dans un musée d’histoire naturelle – ou comme des œuvres d’art. Il est évident que nous sommes en train de quitter la phase industrielle de la civilisation pour aller vers autre chose : une ère «post-industrielle», marquée par deux activités considérées comme essentielles: l’information et la culture. Mais «culture», il faut toujours se le rappeler, ne signifie pas production de plus de livres, ou création d’un orchestre supplémentaire, et si l’information doit être facteur de culture, il faut qu’elle devienne «enformation».

Dans Le Destin des civilisations, Léo Frobenius avance une hypothèse intéressante. Selon lui, après la «conquête mécanique» du globe, à la suite de la civilisation techno-économiste, devrait avoir lieu un grand tournant. Et, toujours selon lui, puisque les peuples du littoral atlantique furent en grande partie responsables de cette phase techno-économiste de la civilisation, puisque c’est sur le littoral atlantique que celle-ci avait pris son essor, c’est là aussi qu’on verrait non seulement les premiers signes de sa fin, mais, peut-être, les commencements d’autre chose – autre chose que de simples réactions à la phase techno-économiste de la part de ceux qui se sentaient lésés par elle, atteints dans leur «identité», etc. (je prolonge un peu son argumentation). Ce qui «devrait», ce qui pourrait commencer, serait une culture mondiale (Weltkultur) qui correspondrait à l’économie mondiale déjà plus ou moins en place. Cette culture aurait trois caractéristiques principales:

1) Elle serait fondée sur un type de pensée libérée à la fois du rationalisme français, du réalisme anglais et du matérialisme nord-américain.
2) Elle saurait opérer une orchestration de toutes les cultures.
3) Cette pensée elle-même serait ouverte à l’intuition directe, à des «saisissement» du dehors, ce qui exigerait une «attitude orientale».

Je pense qu’il serait relativement facile d’obtenir un accord général sur la nécessité de sortir du rationalisme, du réalisme et du matérialisme (tout un mouvement s’y efforce depuis un siècle) – sans tomber dans l’irrationnel, l’irréel ou la «spiritualité» (tout un pan de notre civilisation s’y vautre)… Quant à une «attitude orientale», qui ne signifie ni conversion à des croyances, ni importation pure et simple de systèmes codifiés, mais sûrement l’étude de principes et de voies autres que ceux de l’Occident, c’est une chose à laquelle je m’intéresse depuis longtemps. Dans un essai de La Figure du dehors («Le zen et les oiseaux de Kentigern») j’ai même tenté de démontrer comment cette «attitude orientale» peut trouver sur le littoral de l’Ouest un terrain d’élection. C’est sur la notion d’«orchestration des cultures», et sur le mouvement vers une culture mondiale, que l’on risque d’achopper, car d’aucuns voudront n’y voir qu’une sorte de melting-pot uniforme. Une telle orchestration est un travail poétique, ce qui explique d’abord pourquoi ses réalisations sont rares (quelques œuvres de la modernité finissante allant dans ce sens en musique, en arts plastiques, et en littérature existent pourtant), ensuite, pourquoi ces manifestations, quand elles existent, sont difficilement intégrables à la société, qui vit, normalement, soit sur des modèles classiques, soit sur des futilités. Ces œuvres que j’évoque sont comme les îles d’un archipel qui n’existe pas encore. Elles existent dans un no man’s land. En attendant, chaque nation, chaque «communauté culturelle» établie, essaie, en produisant «de la culture», de se persuader qu’elle a encore «une culture», en se disant, peut-être, intimement, dans des moments fugitifs de lucidité, que si tout cela n’a rien de très important, c’est du moins respectable… Il en va autrement si l’on veut qu’il y ait un monde, et non seulement un commerce pseudo-culturel. Si, pour commencer, la mondialisation, qui me semble pourtant l’horizon souhaitable, est un trop gros morceau, on peut d’ores et déjà considérer quelques aires de culture. En prenant la Méditerranée comme grande aire culturelle, et non seulement comme réservoir de culture classique, il faudrait considérer non seulement les apports grecs, romains, juifs et arabes, mais aussi ceux des Perses et des Phéniciens (de Tyr et de Carthage), ainsi que de tous ces peuples obscurs des côtes et des îles qui ont laissé des traces (à Malte, en Sardaigne, dans l’Espagne méridionale, dans les Baléares) qui ne s’insèrent aucunement dans le cadre de la culture classique.
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« Ce sont nos efforts pour saisir tous les aspects de la vie qui la rendent si passionnément intéressante. » Virginia WOOLF



Noter, consigner, écrire sans cesse car déjà la lumière a changé, car déjà la saison a basculé et la mémoire est si défaillante. Le détail s’est évanoui, les chatoiements de la vie s’estompent, comment faire pour garder tout cela ? Ecrire un journal intime. C’est d’abord un journal, il faut donc qu’il soit inséré dans le temps, qu’il ait été tenu, sinon au jour le jour – nulla dies sine linea – du moins de manière régulière. Il doit respecter le calendrier, c’est là le pacte que signe celui qui écrit un journal :

« Le calendrier est son démon, l’inspirateur, le conspirateur, le provocateur et le gardien. Ecrire son journal intime, c’est se mettre momentanément sous la protection des jours communs, mettre l’écriture sous cette protection, et c’est aussi se protéger de l’écriture en la soumettant à cette régularité heureuse qu’on s’engage à ne pas menacer. Ce qui s’écrit s’enracine alors, bon gré mal gré, dans le quotidien et dans la perspective que le quotidien délimite » [1].

C’est de plus un journal intime : « Il doit (donc) nous faire pénétrer dans l’intimité de son auteur qui l’écrit pour lui-même et qui livre ainsi sa personnalité, révèle les tendances, les réactions, les sentiments qui lui sont propres » [2]. Pour résumer, il s’agit d’un « récit rétrospectif en prose qu’une personne réelle fait de sa propre existence, lorsqu’elle met l’accent sur sa vie individuelle, en particulier sur l’histoire de sa personnalité » [3]. Mais pourquoi éprouve-t-on le besoin de rédiger un journal ? Pour quelles raisons s’astreint-on à un tel labeur ? Philippe Lejeune, dans Le pacte autobiographique, propose plusieurs hypothèses.
La première relève, tout simplement pourrait-on dire, de la fonction de communication. On est dans une relative solitude, sans interlocuteur susceptible de nous convenir, et l’on éprouve le besoin de se fabriquer un confident de papier. La deuxième met en avant l’idée de la valeur de l’unique, de l’irremplaçable. Et là, Philippe Lejeune voit deux aspects : le premier insiste sur le soi, sur le fait qu’on est différent de tous les autres ; le second insiste sur le fait que le moment présent du moi est différent de tous les autres. La troisième est centrée sur le plaisir de se voir, de constituer un objet qui est soi. La quatrième s’interroge sur un besoin d’auto-édification, en mettant en avant la fonction essentielle de la relecture. La cinquième avance l’idée que grâce à l’écriture d’un journal on peut maintenir une certaine continuité du moi. Quant à la sixième, elle évoque le plaisir d’écrire.

Et bien, il semble que ce soit, entre autres, pour toutes ces raisons que Virginia Woolf ait écrit son journal, désormais partie intégrante de son œuvre. Au contraire de bien des écrivains léguant avec leurs journaux intimes un mode d’emploi du monument littéraire qu’ils pensent avoir édifié, elle s’en servit toujours comme d’un lieu de l’intime, et du dialogue intérieur, donc sans aucune forme de précaution. Elle ne pensait pas à se protéger des regards malveillants, cherchant d’abord et avant tout à aiguiser le sien, à chercher des mots plus précis, plus effilés, pour rendre ce qu’elle voyait, ce qu’elle éprouvait, ce qu’elle voulait imaginer aussi.

Il faut avant toutes choses bien comprendre que Virginia Woolf est une « autobiographe » qui jamais ne publia une véritable autobiographie, une égotiste qui haïssait l’égotisme. Nous en voulons pour preuve que c’est un mot qu’elle utilisait très souvent, que ce soit pour les autres ou pour elle-même. Dans de nombreuses lettres, elle présente ses excuses « insincères » à ses correspondants pour leur caractère égocentrique. Dans ce cas, pourquoi écrire un journal ? Peut-être parce que le journal oblige à une certaine cohérence, et que le fait d’en écrire un est un signe de la continuité du moi.

« Comme je m’intéresse à moi-même ! » [4] s’exclame-t-elle. Elle cherche toujours à savoir ce qui arrive à son moi, lorsqu’il est seul, en compagnie, heureux, inquiet, déprimé, lorsqu’il dort, mange, se promène, et aussi lorsqu’il écrit : « Que Sydney vienne, je suis Virginia ; que j’écrive, je ne suis plus qu’une sensibilité. J’aime être Virginia parfois, mais seulement lorsque je suis dispersée, multiple et sociable » [5]. Il faut bien l’admettre, l’égotisme est souvent le sujet favori de son journal. Ce qu’elle recherchait, c’était à expliquer la relation entre le soi et le moi qui écrit. Elle en a vite déduit que le soi est à la fois la matière et l’instrument qui permet de la traiter. Est-ce un hasard si Freud, lors de leur unique rencontre, lui offrit un narcisse ?

Mais son journal remplissait d’autres fonctions : c’était le baromètre de ses sentiments, une réserve de souvenirs, un registre des événements et des rencontres, un baume appliqué sur ses maux, et surtout l’antichambre de son œuvre fictionnel, le laboratoire de ses créations.

Vers le milieu des années vingt, elle se livre à un grand débat personnel pour déterminer si ce qu’elle écrit c’est le journal des faits ou le journal de l’âme. De toute évidence, elle voulait tenir le journal des faits, c’est-à-dire de la vie, mais elle s’est vite laisser déborder par cet égotisme qu’elle voulait garder à distance :

« Comme cela m’intéresserait que ce journal puisse devenir un vrai journal intime : m’offrir la possibilité de constater les changements, de suivre le développement des humeurs. Mais pour cela il faudrait que j’y parle de l’âme ; et n’en ai-je pas banni l’âme quand je l’ai commencé ? Ce qui se passe, c’est que toujours, lorsque je m’apprête à écrire ce qui concerne l’âme, la vie s’interpose » [6].

Pendant des années, elle revint à l’idée de ce moi instable et elle se mit à essayer différentes méthodes pour le saisir. Dans son journal, elle donnait des titres au développement de sa vie intérieure : « Art et Pensée », « Mon propre cerveau » [7] ; elle se livrait à diverses expériences : « Je lâchai la bride à mon esprit pour voir ce qu’il allait faire » [8]. Elle avait aussi l’habitude d’y noter des changements quasi imperceptibles, par exemple dans sa manière de se comporter avec ses amis, afin de saisir toutes les fluctuations de son moi. Ainsi, nous pouvons dire avec Béatrice Didier : « la fin du journal et sa raison d’être à la fois, son aboutissement et son hypothèse de départ, c’est la création ou le déploiement de cette entité que les écrivains, suivant leurs convictions philosophiques appellent ‘moi’ ou ‘âme’ » [9].

Décidément, son journal devait être égotiste. En 1917, elle décidait déjà de tenter de porter un regard objectif sur elle-même. Pour commencer, elle entreprit de rédiger des notes rapides et simples sur la nature à Asheham. Le journal intime devait lui servir, avant tout, à « voir la vie » :

« Je me souviens qu’allongée au bord d’un creux j’attendais que L. vint aux champignons, lorsque apercevant un lièvre qui bondissait sur la pente je me dis tout à coup : « Voilà la vie sur terre ». Je crus percevoir combien tout était bien du domaine de la terre, et me voir moi-même, avec les yeux d’un visiteur venu de la lune, comme une sorte de lièvre évolué. La vie est bonne à de tels instants. Mais je ne puis retrouver cette étrange impression que j’ai eue, que c’était la vie sur Terre vue de la Lune » [10].

Sa querelle interne au sujet de l’usage du journal intime avait coutume de s’intensifier dans les moments de crises politiques. Les quelques jours de grève générale, en mai 1926, la rendirent plus consciente qu’à l’ordinaire des relations existant entre sa vie intérieure et le monde dans lequel elle vivait, les événements dont elle était le témoin. A cette époque, elle était immergée dans les événements quotidiens de la grève (qu’elle suivait de très près), et elle consignait tout ce qu’elle voyait, caressant même le projet d’écrire le journal de la grève. Mais elle tenait à maintenir, toujours grâce à l’écriture de son journal, une partie d’elle-même hors de ce conflit, celle qui écrivait La promenade au phare. Elle se demande, un rien amusée, à quel point tous ces détails extérieurs seront intéressants lorsqu’elle les relira par la suite et se moque décidément de la réalité :

« Lorsque je relirai ce cahier j’imagine que je sauterais toutes les pages consacrées à la grève. Ah, quel chapitre ennuyeux ! me dirai-je. Les emballements concernant ce qu’on appelle les « choses réelles » sont toujours indiciblement transitoires » [11].

Et pourtant, juste après avoir noté cela, elle continue à écrire sur la grève. Journal de l’âme ou journal des faits, il lui est impossible de trancher et elle vit dans ce constant dédoublement.
Certes, elle est égotiste, mais en fait elle passe énormément de temps à étudier, parfois jusqu’à la caricature, les autres. Ceux qu’elle côtoie, c’est-à-dire sa famille, ses amis, ou encore de simples rencontres. Elle déclare souvent qu’elle voudrait transcrire au plus près ce que les gens disent, ainsi que leur façon de le dire, tout comme le faisait Boswell, premier grand biographe de langue anglaise :

« Il y a une heure que Lytton est parti, et je suis encore assise ici, incapable de lire ou de me ressaisir – tant quatre jours de conversation m’ont réduite à une épave. (…).
J’ai dit à Lytton que j’essaierais de noter ses propos – ceux qu’avaient déclenchés une conversation sur Boswell » [12].

Très souvent, elle rapporte de larges pans de conversation, tout en se plaignant de ne pas y parvenir. Mais si elle se livre à cet exercice réputé difficile, c’est peut-être aussi pour se libérer d’elle-même. D’ailleurs, elle dit, en parlant de Gibbon, qu’il est sans doute vrai que l’on choisit ses amis en partie pour vivre des vies que nous ne pouvons vivre nous-même.
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DIRE LE MONDE
«... une tentative pour lire les lignes du monde.»

K. WHITE, Texte inaugural de l’Institut de Géopoétique

1. Poétique de la géopoétique
Si la poétique du surréalisme est essentiellement caractérisée par l’écriture automatique, celle de la géopoétique l’est peut-être par la lecture du monde.

Mais il faut réinventer la notion de lecture, pervertie, appauvrie par celle d’information (les surréalistes avaient compris cela, ils ont substitué au lire un délire, mais se sont arrêtés là...

Lire, ce n’est pas d’abord déchiffrer un message écrit par des hommes pour des hommes. On dit souvent que l’origine de l’écriture fut la nécessité de garder trace de transactions commerciales, ou que l’origine du langage est dans le «mot d’ordre», c’est-à-dire dans les impératifs de l’organisation sociale. Sans avoir les moyens de le prouver, je conjecture que cette conception est fausse (en fait tout dépend de ce que l’on appelle origine). La lecture précède l’écriture. L’écriture suppose une «lisibilité». Lisibilité du monde. A tout prendre je préfère la légende chinoise qui voit l’origine de l’écriture (picto-idéographique) dans l’observation des craquelures dans les carapaces de tortues... (on a déjà souligné le caractère foncièrement morphologique de la pensée chinoise).

Cosmos - logos

Lire le monde: désir de connaître. «Si tu veux connaître le pin, approche-toi du pin» (Connaissance commençante, mue par le désir)[8].

La poésie n’est ni expression de soi ni description du monde, elle est le moment de la connaissance naissante. Les premiers mots de la (re)connaissance, encore tout embués de désir, sont naturellement poétiques.

Nous ne savons plus lire le monde parce que nous ne savons plus lire, parce que nous croyons que lire c’est déchiffrer un message.

Le notion de «lois de la nature», par exemple, tend à nous faire penser que la nature recèle un message caché (censé écrit par Dieu), qu’elle serait elle-même une sorte de texte qu’il appartient à la science de déchiffrer.

Mais lire, c’est comme nager ou danser. Du bon pêcheur on dit qu’il «lit la rivière»[9] Les Esquimaux savent lire la neige et les nomades le sable du désert[10]

Lire avec son corps et non avec son ordinateur mental. Thoreau disait qu’il diagnostiquait son état de santé à son aptitude à entendre le chant de la grive.

Entendre avant de chercher à «comprendre». Entendre.

Voir sans assigner.

Voir la lumière sur les choses avant de leur assigner des fonctions, des significations, des symboles. Voir la lumière sur les choses, c’est ce qu’on appelle «peindre». Voir la lumière une sur le monde multiple, posée telle un baiser sur la surface des choses. (Considérer les choses plus largement qu’en fonction de leur stricte utilité connue (matérielle ou symbolique). Entrer dans un rapport d’être à être, et non seulement de prédateur à proie (ou l’inverse).

Lire l’espace réel. Sortons une bonne fois pour toutes de cette oscillation pseudo -philosophique (Fâne de maître Picotin) entre une conception «froide» du réel comme donné objectif existant en dehors de toute perception, et la conception symétrique qui le tient pour un pur «construit» social ou subjectif. Dans la lecture d’une chose réelle se mêlent indissociablement la reconnaissance de ce que cette chose est, et l’émotion liée au fait qu’elle nous dit quelque chose, d’elle-même, du monde, de nous-mêmes.

Seules les choses «réelles» ont la propriété d’être lisibles (expressives). Réel, cela veut dire: aussi réel que nous. La réalité n’est ni un état ni une qualité objective mais une «classe d’équivalence» (ou de réciprocité): m’est réel ce qui est aussi réel que moi.

La Terre, «la Terre», c’est précisément la classe de commune réalité des êtres terrestres. Être terrestre: c’est ce que nous avons de commun, c’est ce par quoi nous sommes (réciproquement) réels.

La poéticité est liée à l’essence du réel en tant qu’il est réciproque.

Nous ne savons plus nommer les êtres, les choses, les paysages, car nommer c’est lire leur nom sur le visage des choses. Au lieu de cela nous croyons que nommer c’est repérer, assigner à une place déterminée dans un système formel prédéterminé: tableau de Mendéléièv, lignées patronymiques, codage par genres et espèces (Linné), étymologies... mais tout cela ne fournit que des étiquettes. Nous ne savons plus localiser, nous contentant de calculer latitudes et longitudes sur une carte. Nous ne savons plus former, car nous ne savons plus que la forme est l’apparence essentielle d’une chose son apparition, sa venue au monde, à la lumière. Nous croyons que former c’est attribuer un code graphique (bientôt les «codes barres» auront remplacé le nom et la forme des choses, puis leur couleur et leur saveur!...).

2. La relation poétique à la terre
Ne pas faire trop d’hypo-thèses (ni l’Hypothèse Dieu ni d’autres).
Demeurer à fleur de réalité.
Que la réalité telle quelle est merveille.
Sentir cela. Exprimer cela.
Le sens premier est celui de l’intérêt.

Avant toute perception sensorielle définie, avant toute pensée articulée, il y a cet affect im-médiat: quelque chose, autre-que-moi, m’intéresse.

Qu’est-ce qu’un objet intéressant?
Ce vers quoi l’on se tourne. Ce qui nous mobilise.
Qu’est-ce qui nous inter-esse?

C’est une question vitale, une ligne de partage entre les objets qui viendront en lumière et ceux qui deviendront invisibles, impensés, négligés.

L’enjeu de la géopoétique est de rendre à nouveau la terre intéressante. Que la terre, la terre elle-même, les êtres-de-la-terre, les moments de la terre, hors de tout surcodage symbolique comme de toute réduction fonctionnaliste, deviennent la chose intéressante, passionnante, merveilleuse.

Il ne faut pas seulement considérer la géopoétique comme une poétique particulière, qui s’occuperait de la Terre (ou de la Nature), parmi d’autres poétiques consacrées, elles, à d’autres domaines (imaginaire, social, linguistique...). La géopoétique se présente bien plutôt comme la redécouverte d’une «poétique fondamentale» (Kenneth White), et ce, non pas parce qu’elle reviendrait à des choses «naturelles», ou à un supposé état originel (il n’est pas question de fondamentalisme), mais parce qu’elle propose du poétique la conception la plus riche et la plus intéressante. La poétique la plus riche et la plus intéressante est liée à la Terre. Qu’est-ce que cela veut dire exactement? Que la Terre est ce qui nous offre la plus riche panoplie de formes, de types d’êtres, de couleurs, de sensations, de trouvailles, de «formules» (le lieu et la formule de Rimbaud). Que la terre, parce qu’elle conserve toute son extériorité. (I’«exotisme» de Segalen, le «dehors» d’Olson et de White), son irréductibilité à la pensée et à la société humaines, est finalement un plus riche réservoir de nouveauté et de surprise que tout l’imaginaire que l’on voudra. Mais ce n’est pas tout, ce n’est même pas l’essentiel. L’essentiel est que le lien entre Poétique et Terre n’est pas une relation de sujet-artiste (le poète) à objet-matière (la Terre). Il ne s’agit pas de décrire ni même (encore moins) de «s’inspirer» de la Terre, mais de comprendre et d’expérimenter que c’est notre «terrestreté», la sensation-de-monde en nous, notre connaissance désirante et sensible de la Terre qui est la source de la poétique la plus fertile. Cela est fondé sur le fait que toute sensation réelle, c’est-à-dire «terrestre», est simultanément expressive.

Voir et dire sont une même chose[11], dès lors que ce voir-et-dire est situé dans une «relation essentielle» (inter-essement), relation entre une «partie» (un moi) et un «tout» (un monde) qui suppose distinction mais non séparation[12].

Il y a poésie lorsque le mot n’est pas mur de séparation, mais éclair de reconnaissance entre le moi et le monde. «Poétique» signifie émotion active, émotion devenue créative et cognitive; connaissance et création fondées dans notre émotion vitale; émotion qui ne nous enferme pas en nous-mêmes mais qui au contraire nous ouvre et nous fait connaître. «Poétique» signifie fondamentalement une relation, relation intense et vraie entre moi et ce qui m’est à la fois le plus proche et le plus exotique, distinct et commun: La Terre.

Lire géopoétiquement les choses, c’est y lire le monde.
Éthique géopoétique: rendre les choses «riches en monde».
Un acte géopoétique augmente la teneur en monde de la réalité.

3. Le langage du monde
L’un des fondements de la géopoétique est la prise de conscience que le langage lui-même est une sorte d’être réel, et qu’en tant que tel il est doué d’«étendue»: non seulement dans ses aspects matériel (sonore) et temporel (rythmique), mais également au niveau sémantique: il y a une «musique des significations», comme il y a une logique (spatiale) des sensations (Deleuze, Cézanne). Il y a un espace, des couleurs et des chaleurs, des qualités et des forces... dans les significations elles-mêmes, les images, les idées... Une vraie idée est une force, a une température, une texture, c’est un être plein de «sève» et non un signe diaphane auquel on pourrait croire ou ne pas croire, un instrument servile et neutre dont on pourrait se servir à loisir.

En fait la division de la linguistique entre phonétique et sémantique a reproduit dans le langage la séparation désastreuse de l’esprit et du corps (distinction avec séparation). La géopoétique est au contraire l’horizon de leurs retrouvailles.

Relisons encore cette section du Grand Rivage[13] qui enseigne que le poème est toujours, avant tout:

langage exemplaire
subtil comme la fleur
fluide comme la vague

souple comme le rameau
puissant comme le vent
dense comme le roc
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LE POÈME DANS L’ESPACE
A bien des égards, l’expérience géopoétique type est le voyage.

On n’ose presque plus utiliser ce mot à une époque aussi peu géopoétique que la nôtre, qui est pourtant championne toutes catégories en termes de «voyageurs-kilomètres» (unité de mesure utilisée par les compagnies de transport). Quelle est la valeur de tous ces déplacements? Quelle est leur teneur en sensation-de-monde? On devrait parler, pour ce qui nous intéresse (ce que White nomme pérégrination géopoétique), de «voyage paradoxal», par analogie avec l’expression de «sommeil paradoxal» employée en neurologie pour définir l’état du rêveur: extérieurement passif ou inerte, son électro-encéphalogramme montre une activité comparable à celle d’un individu éveillé. Ainsi, le voyage peut ressembler à du tourisme, mais extérieurement seulement. Cette analogie n’est pas fortuite: dans la perspective du parallélisme que nous avons esquissé, on pourrait dire que le voyage est à la géopoétique ce que le rêve est au surréalisme. La symétrie va plus loin: le rêve est pour le surréalisme un voyage, voyage au pays de l’inconscient, exploration et expérimentation (le «trip» de la drogue par exemple), dont l’écriture automatique est le journal de bord. A l’inverse, le voyage est pour la géopoétique, bien loin d’un quelconque tourisme, une sorte de rêve-du-réel. Je ne dis pas cela pour le seul plaisir de la symétrie: l’expérience poétique de la Terre a la caractéristique («paradoxale») de se dégager des interprétations mythologiques ou sentimentales de la nature, tout en faisant puissamment appel à une faculté d’imagination[18]. Sans doute un mot tel que celui d’imagination est-il d’un emploi aujourd’hui difficile, tant il est associé à des notions de monde intérieur opposé à l’extérieur, à un principe de libre subjectivité opposé à une scientificité supposée intégralement «objective».

Imaginer une chose c’est avant tout la faire exister en nous, l’accueillir, lui ménager un espace dans notre monde, la reconnaître - quelle que soit la nature de cette chose. La question du rapport entre le réel et l’imaginaire se pose, bien sûr, mais pas de la manière dont on la conçoit habituellement. Le déficit de contact avec le réel, dans nos existences, est dû la plupart du temps non pas à un excès mais à un manque d’imagination. Nous pouvons fort bien, par exemple, faire un voyage bien réel dans une contrée magnifique, et ne rien voir - ce qui s’appelle voir - si notre désir n’entre pas en résonance avec le paysage. Voir est une création, ou une re-création, pas un enregistrement. D’une certaine façon reconnaître précède connaître. Les choses qui n’ont pas de nom sont tout simplement invisibles. Ce qui ne préexiste pas n’existe pas. Bien que nous ne nous en rendions presque jamais compte, notre désir est extrêmement «programmé». Notre société, notre culture, notre langue nous disent, nous dictent ce qui est «réel» ou pas, ce qui est désirable ou pas. L’«équipement» le plus important que reçoit un individu dès les premières périodes de sa vie, est cette programmation de son désir. Il ne faut d’ailleurs pas considérer cela uniquement comme un fait négatif, comme on s’en rend bien compte dans les périodes de «trouble» individuel ou collectif. L’une des pires angoisses que peut connaître un individu ou un groupe, c’est de ne plus savoir quoi désirer, quoi faire de son désir, où l’affecter. Si l’on veut donner une certaine définition de l’«artiste», ce serait précisément celle d’un individu qui a appris à désaffecter, au moins partiellement, son désir des objets socialement et culturellement déterminés pour le garder libre de se porter sur de nouveaux objets. L’imagination est cette affectation (plus ou moins prédéterminée donc) du désir. L’imagination est la boussole du désir. Une culture se caractérise par son imagination, c’est-à-dire par les objets sur lesquels porte son désir. Que l’argent, l’objet le plus pauvre de tous (il n’a pas d’odeur...), soit devenu l’un des principaux objets de désir de notre civilisation en dit long sur son niveau de culture.

En ce sens, l’imagination la plus haute peut être définie comme imagination-du-réel. Parce que le réel - qu’il faudrait concevoir comme une tendance plutôt que comme un état - est, par définition en quelque sorte, un anti-réductionnisme. Le degré de réalité d’une chose se mesure à la «richesse» de cette chose (Spinoza dit: au nombre d’«attributs» qu’elle possède). Encore faut-il que nous percevions cette richesse, malgré l’irrépressible tendance de notre imagination (culturellement conditionnée) à limiter notre perception des choses au très petit nombre de traits ou d’aspects correspondant à ce que nous croyons être nos intérêts (matériels ou symboliques).

Imaginer le réel c’est le voir. Mais qu’est-ce que voir? (il y a toujours des arbres qui cachent la forêt). Aller au-delà des formes ou des qualités conventionnellement associées aux choses; mais ce n’est pas non plus «voir la chose telle qu’elle est» - formule qui ne veut pas dire grand-chose. Ce serait plutôt une perception constituée d’une série de «premières impressions» et qui en garde la fraîcheur, l’immédiate vérité. Une sorte de dialogue, dialogue avec un inconnu et dans une langue inconnue.

Henry Miller raconte quelque part qu’à une période de sa vie (à Big Sur je crois) il rencontrait fréquemment un vieux Chinois qui ne connaissait pas un mot d’anglais et qu’ils avaient ensemble d’extraordinaires conversations, chacun parlant une langue complètement incompréhensible à l’autre, ou même une langue «imaginaire» faite de sons dépourvus de significations; et non seulement ils se comprenaient parfaitement, mais ils retiraient de leurs échanges infiniment de joie et d’amitié. Ça, c’est ne pas manquer d’imagination!

Retrouver un rapport profond entre imagination et réalité demande d’aller au-delà des coïncidences ou anticipations «stupéfiantes», dont la formule s’inspire des vieilles pratiques divinatoires ou magiques (voire spiritistes, astrologiques ou tarotomaniaques, dans lesquelles Breton a quelque peu sombré dans les derniers temps du surréalisme) réduites le plus souvent à leurs aspects spectaculaires. Car la réalité avec laquelle il s’agit, par l’imagination, d’entrer en rapport intime, n’est pas seulement la réalité humaine (événements sociaux, rencontres amoureuses, chance ou malchance, réussites ou échecs, etc.), mais la réalité «exotique»: la Terre.

La Terre, ce n’est pas seulement le concept global de planète (auquel Michel Serres semble se limiter dans son Contrat Naturel qui suggère de personnifier la terre alors qu’il faudrait plutôt terrestrer» les personnes). La Terre ce n’est pas seulement ce que voient les astronautes à leur lucarne, c’est ceci, ici. Ce n’est pas pour rien que le poète «cosmique» Walt Whitman intitule son œuvre Feuilles d’herbe. Avant d’être un objet global, «la Terre» est le nom d’un affect, le «sens de la Terre», que chaque être est capable d’éprouver du fait même qu’il vit, localement, son existence terrestre. Si la Terre n’est pas présente à chaque être, dans son ici maintenant, elle n’est nulle part. On aura beau plaider avec tous les arguments possibles la «cause de la Terre», tant que celle-ci demeure une abstraction cela aura peu d’effets[19] (sinon des effets idéologiques).

C’est pourquoi l’expérience géopoétique, qu’on la nomme voyage ou habitation, est d’abord un rapport au lieu. Chine de Segalen, ou Walden de Thoreau. On pourrait parler de topognosie (ou de topophilie), mais toute expression de ce genre est inadéquate dans la mesure où elle désigne une approche qui prend les lieux, la terre, pour «objet» - ce qui n’est pas suffisant. C’est pourquoi je leur préfère la formule, assez curieuse, d’Antonin Artaud qui parle quant à lui de «culture dans l’espace». Cette expression évoque des formes culturelles (qu’elles soient scientifiques, imaginatives, ou les deux à la fois) qui n’ont pas seulement l’espace pour référent, mais qui seraient elles-mêmes des formes «spatiales», qui vivraient et respireraient dans et de l’espace réel. Artaud pensait particulièrement au théâtre (ce qu’il nommait le «théâtre de la cruauté», non par goût morbide mais pour indiquer le plus grand écart avec le «civilisé»), mais son indication va bien au-delà.

Culture dans l’espace, expérience du lieu... il y aurait beaucoup de précisions à apporter. Ne pas se limiter à une conception de l’espace comme pur schéma tridimensionnel homogène[20] et à une notion de lieu comme localisation formelle dans un système de coordonnées. Plutôt revenir à Aristote et à sa conception du «lieu naturel» propre à chaque corps, espace occupé par sa forme. Car il ne faut pas nécessairement penser à des hauts-lieux (Saint-Pierre de Rome ou le Tibet). Le lieu[21] est d’abord la conscience intense d’un ici. Kierkegaard disait que la plus haute nostalgie, c’est la nostalgie du chez-soi alors même qu’on y est! Il faudrait à l’inverse parler d’un exotisme du chez-soi. Une fois encore il s’agit d’abord d’un affect, d’une sensation de lieu, sensation d’être ici, cet ici et que cet ici est «sur terre».

Je pense à deux autres expressions qui éclairent à leur manière cette question du rapport de l’esprit et du corps. La première, la conscience du corps, est le titre d’un livre de Moshé Feldenkrais, ce physicien (assistant de Joliot-Curie) devenu yogin puis initiateur des «nouvelles» gymnastiques. Elle évoque non seulement la (prise de) conscience que l’on peut avoir de son propre corps, mais encore que le corps lui-même est susceptible d’avoir une conscience, d’être conscient, de lui-même et du monde.
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