Il est des rêves qu'il nous semble avoir vécus jadis quelque part, comme il est des choses vécues dont on se demande si ce ne furent pas des rêves. C'est à quoi je songeais l'autre soir lorsque, fouillant dans mes papiers pour voir ce que je pouvais encore trouver à brûler – les papiers compliquent tout – je suis tombé sur une lettre qui a réveillé en moi le souvenir d'une aventure insolite, si étrange que si elle ne remontait à plus de sept ans, j'en douterais pleinement, je croirais qu'en fait ce n'était qu'un rêve, ou encore quelque récit entendu il y a fort longtemps.
(incipit)
Il était écrit que le plus beau de tous les siècles devait décliner dans le sang et quand, quelques mois plus tard, nous vîmes passer au bout d'un pieu et dans les flamboiements des bonnets phrygiens la tête de madame de Lamballe, comprenant que notre temps était révolu et que bientôt tout ce que nous avions chéri au monde allait pourrir et devenir la proie du néant, nous nous couvrions la face et disparaissions à jamais.
— Laissez tomber ces balivernes, les vieux — nous interrompait Pirgu, excédé — parlons plutôt filles.
[Matei CARAGIALE, "Craii de Curtea-Veche" / "Les Seigneurs du Vieux-Castel" (1929), précédé de "Remember" (1921) — traduit du roumain par Claude B. Levenson, éditions L'âge d'Homme, coll. Vent d'est, Vent d'ouest", 1960 — "Les trois pélerinages", page 85-86]