« Que voulez-vous, nous sommes ici aux portes de l'Orient, où tout est pris à la légère » Raymond Poincaré.
Mateiu Caragiale, le fils du grand
Ion Luca Caragiale, a vécu la rencontre de deux siècles, le XIXe et le XXe et continue à vivre dans le XXIe par des valeurs qui défient le passage du temps et deviennent pépites d'or de l'éternel sablier.
L'histoire des Seigneurs ? Pas celle dont je pourrais faire un résumé, pas celle des événements qui se suivent d'une manière très chronologique, mais l'histoire qui se raconte comme un souvenir, qui met en abîme plusieurs existences, des passés, des rencontres, des personnages, des vies que le temps a englouties et même oubliées, des vies perdues, un mal de vivre, un vivre mal, et une certaine joie de scène.
Le narrateur se souvient d'un passé, de deux amis, Pasadia et Pantazi, et d'un troisième Pirgu, loin d'un ami mais toujours présent, "canaille sans scrupule et sans pareil". Des liens surprenants les avaient unis, il se souvient d'un passé oublié, "...nous nous pénétrions du souffle du Passé en contemplant ses sublimes vestiges."
La nostalgie se meut en mélancolie mais garde ses ailes et survole les années.
"Bien que je vénérasse Pasadia, j'avais une prédilection pour Pantazi, l'un sentiment ressortissait du cerveau, l'autre du coeur, et quoi que l'on en dise, le coeur passe avant le cerveau. Cet homme étrange m'avait été cher avant même de le connaître, il me semblait avoir trouvé en lui un ami depuis toujours, et, souvent, plus encore, un alter ego."
"... l'enchantement avait commencé : l'homme parlait. le récit ondoyait lentement, tressait au sein de sa riche guirlande de nobles fleurs recueillis dans la littérature de tous les peuples. Maître dans le métier de peindre en paroles..."
Le narrateur observe, écoute, relate des vies, les souvenirs deviennent voyages "dans les siècles évanouis", des joies qui ont trouvé la mort dans les bras sans merci des drames sordides et des tragédies, englouties et révolues.
Le fil de l'histoire tisse, sans reprendre souffle, événements et personnages, un passé, celui des hommes des femmes et d'un peuple situé à un grand carrefour historique, des habitudes et des croyances surprenantes, déchirantes et vieilles comme le monde. Des êtres et leur vécu que le temps a réunis et puis séparés, a fait se croiser ou se rencontrer pour un lapse de temps pour laisser des marques, ou des traces, floues ou saignantes, effacées maintenant.
Atmosphère de 1001 nuits voilées aux arômes enivrants empoisonnés et empoisonnants de l'Orient Byzantin, où une fleur peut pousser de la boue, où le charme et la pourriture se côtoient, atmosphère des Fleurs du mal, et celle aussi qu'un conte de Monte Cristo traverse en connaisseur. Un air de
Tchekhov, une époque qui meurt une autre qui prend naissance et une cerisaie entre les deux.
Le passé simple rythme le récit des souvenirs passés, révolus, presque oubliés, aux parfums entêtants, envoûtants des Portes de l'Orient. Serâï pour accueillir des mots princiers, roturiers, élégants, argotiques, mots de luxure et de déchéance.
Musique et mots rares ou désuets d'un usage très lointain et on ne peut plus expressif sortaient de la bouche des princes ou des boyards ou de celle des "coupe-jarrets, des maquereaux, des fripons, des courtisans, des roulures et des cagoles". Des carnavals et des masques cachent sous un sourire nostalgique un tumultueux et triste passé, un faux cynisme qui a du mal à cacher une terrible amertume, et une ville, Bucarest, au charme maudit.
Etre et paraître un jeu qui touche le morbide laissant derrière un goût amer d'une tristesse infinie.
Les personnages, tels des fantômes, paraissent-ils, sont-ils irréels ? Hantés, inatteignables, sans sens ou avec trop de sens, ils se trouvent souvent en chute libre sans désir de s'accrocher pour revenir à la surface. le vrai est caché, le faux exulte, et la décadence n'est pas maquillée ni le mal qu'elle entraîne et la sombre souffrance sans douleur physique aucune.
L'élégance et la richesse de la langue de
Mateiu Caragiale s'accompagnent d'une musique aux accords sublimes dont la perfection se méfie, elle risque d'être surpassée.
Langue de choix, recherche des mots, temps verbaux, enchaînement des phrases qui, sur leur passage laissent une atmosphère, celle que j'ai retrouvée et reconnue chez les classiques de la littérature roumaine. Avec
Les Seigneurs du Vieux-Castel j'étais de retour, après des dizaines d'années, vers des noms de personnes et de villes que je lisais et entendais en roumain.
L'écriture est belle, elle a cette beauté qui m'attire, m'ensorcelle, m'enchante et m'enlace, une invite à l'opium que j'inspire profondément pour un voyage des plus lointains, que je continue après le dernier mot qui dit FIN. Est-ce cela l'opium ?
Le style éblouissant de l'auteur rend et fait revivre toute l'atmosphère et la couleur du début du XXe siècle à Bucarest, où mots, expressions et citations françaises visitent le texte original tout naturellement. L'exceptionnelle traduction de
Gabrielle Danoux lui rend merveilleusement hommage.
Trois cavaliers, rêveurs impénitents, à jamais attirés par ce qui est éloigné et secret voyagent encore, peut être, des Portes de l'Orient vers celles des Rêves et regardent "poindre les étoiles."
"Le coeur est profond par-dessus tout ainsi que l'homme, et qui le connaît ?"
L'écriture des Seigneurs du Vieux-Castel garde une remarquable contemporanéité qui accompagne le lecteur du XXIe siècle en lui laissant la liberté d'interpréter les archétypes du roman et leur accorder des sens multiples. La création de
Mateiu Caragiale traverse ainsi les siècles, perdure, se transforme et garde sa liberté et sa fraîcheur.
J'ai vécu intérieurement, et ressenti profondément, un voyage qui m'emmenait d'une langue à une autre, allers et retours entre deux musiques, deux histoires, deux vécus, même plusieurs...
Un livre qui feuillette les pages de la mémoire du temps et qui a ouvert un passé plus intime, le mien, et bien plus récent, presque oublié lui aussi, enfoui dans un tiroir que la mémoire avait fermé et rarement ouvert.
Un très grand merci à
Gabrielle Danoux qui m'a offert la possibilité de redécouvrir
Les Seigneurs du Vieux Castel et de vivre le bonheur de sa prodigieuse traduction.