Elle était divorcée avec un enfant, un enfant névrosé que le père avait baptisé Dodge, du nom de sa voiture.
Après le départ d'Eileen pour la Californie, Carlyle avait passé toutes les minutes du premier mois avec ses enfants. Il pensait que c'était le choc du départ d'Eileen qui le faisait réagir comme ça, mais il ne voulait pas les perdre de vue une minute. Ça ne l'intéressait pas de sortir avec d'autres femmes, et pendant un moment, il pensa que ça ne l'intéresserait plus jamais. Il avait l'impression d'être en deuil. Il passait ses jours et ses nuits en compagnie de ses enfants.
Il se redressait toutes les deux minutes, comme fatigué de porter ses épaules.
- Je suis désolé, mais je ne peux pas parler comme quelqu'un que je ne suis pas. Je ne suis pas quelqu'un d'autre. Si j'étais quelqu'un d'autre, c'est sûr que je ne serais pas là, nom de dieu. Si j'étais quelqu'un d'autre, ce ne serait pas moi. Mais je suis qui je suis. (Nouvelle n° 2 - La maison du chef, page 31)
... je suppose qu'il faudrait que ce soit d'autres gens. Des gens qu'on n'est pas. Je n'ai plus le courage de faire des suppositions comme ça. On est ce qu'on est. (La Maison de Chef)
- Et après? je dis. T'arrête pas maintenant JP.
J'étais intéressé. Même s'il avait raconté comment il s'était mis à jouer au lancer de fers à cheval, je l'aurais écouté.
Il dit qu'il ne comprend pas ces gens. "Des gens qui se baladent dans la vie comme si le monde devait les entretenir gratis."
(p. 229, nouvelle "La bride")
Il lui vint à l'esprit qu'il n'avait pas envie de voir son fils, après tout. L'idée le choqua, et pendant un instant il se sentit diminuer par la mesquinerie de cette pensée. Il secoua la tête. De toutes les bêtises qu'il avait faites dans sa vie, ce voyage était sans doute la pire. Mais c'était vrai, il n'avait aucune envie de voir ce garçon qui, par son comportement, s'était depuis longtemps aliéné son affection. Ce garçon avait dévoré la jeunesse de son père, avait transformé la jeune fille qu'il avait courtisée et épousée en une alcoolique névrosée que l'enfant plaignait et tyrannisait alternativement. Pourquoi diable avait-il fait tout ce chemin pour voir quelqu'un qu'il détestait ?
(p. 62-63, nouvelle "Le compartiment").
Wes est rentré dans la maison. Il a jeté son chapeau et ses gants sur le tapis et s’est assis dans le grand fauteuil. Le fauteuil de Chef, je me dis. Le tapis de Chef, même. Wes était pâle. Je nous ai servi deux tasses de café et je lui ai donné la sienne.
Ça ne fait rien, j’ai dit. Ne t’en fais pas, Wes. Je me suis assise sur le canapé de Chef avec mon café.
La Grosse Linda va vivre ici à notre place, il a dit. Il avait sa tasse à la main, mais il ne buvait pas.
Wes, t’énerve pas.
Son mec, on le retrouvera à Ketchikan, Wes a dit. Le mari de la Grosse Linda, il a foutu le camp, c’est tout. Et je le comprends. Wes a dit que s’il était à sa place, il aurait préféré lui aussi couler avec son bateau plutôt que de vivre avec la Grosse Linda et son gosse. Puis il a posé sa tasse à côté de ses gants. On a pourtant été heureux dans cette maison jusque-là, il a dit.
On en trouvera une autre, j’ai dit.
Pas comme celle-là. Ça ne sera pas la même chose. Cette maison, c’était chouette pour nous. On y a des bons souvenirs. Maintenant, la grosse Linda et son gosse vont y habiter. Il a pris sa tasse et a goûté le café.
C’est la maison de Chef. Il peut en faire ce qu’il veut.
Je sais. Mais je suis pas obligé d’être content.
Wes avait un drôle d’air. Un air que je connaissais bien. Il n’arrêtait pas de passer sa langue sur ses lèvres. Il n’arrêtait pas de tripoter sa chemise près de sa ceinture. Il s’est levé pour aller à la fenêtre. Immobile, il regardait l’océan, et les nuages qui s’amoncelaient. Il se tapotait le menton du bout des doigts, comme s’il réfléchissait à quelque chose. Et il réfléchissait.
T’en fais pas, Wes, j’ai dit
Elle veut pas que je m’en fasse, a dit Wes, toujours immobile à la fenêtre.
Un copain de travail, Bud, nous a invités à dîner, Fran et moi. (Incipit)