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Critique de Henri-l-oiseleur


Le poète grec alexandrin Constantin Cavafy (1863-1933) est plutôt bien connu en France, où la poésie est peu lue, depuis que Marguerite Yourcenar et Constantin Dimaras firent paraître en 1958 une première traduction de ses oeuvres. Depuis, de nombreux auteurs ont rendu Cavafy en français, comme Dominique Grandmont ("En attendant les barbares et autres poèmes", Poésie Gallimard 1999). Les éditions Riveneuve ont publié en 2010, et réédité en 2020, un livre d'essais et de traductions partielles, écrit par Pierre Jacquemin et préfacé par Nedim Gürsel.

Pierre Jacquemin présente son analyse de la poésie et de l'univers de Cavafy en trois chapitres auxquels il donne le nom des trois dieux Eros, Thanatos et Hypnos, le désir (homo)sexuel, la Mort et le Rêve. Chacun de ses chapitres est suivi d'un choix de poèmes traduits par les soins de l'essayiste.

Il commente l'érotique de Cavafy, son amour de la beauté éphémère des jeunes hommes, les stratégies littéraires qu'il imagine pour échapper au désespoir de la vieillesse. L'essayiste répète en prose, dans une prose logique, ce que les poèmes disent déjà en vers. En d'autres termes, Jacquemin fait des paraphrases de Cavafy, parfois utiles, parfois oiseuses, puisque le poète exprime le même contenu, mieux que lui. Dans une étude sur l'oeuvre d'un tel poète, on aurait pu espérer quelques remarques sur sa versification, sur son style, sur le choix de ses mots, sur les jeux subtils qu'il élabore entre le grec classique ou archaïsant (katharevoussa) et le grec moderne parlé (dimotiki). Écrit depuis vingt-sept siècles, le grec offre à l'écrivain une palette verbale inégalable, que le français ou l'anglais, langues récentes, n'ont pas. Mais non : Jacquemin expose en prose la "pensée" (fuite du temps, perte de la beauté, etc) des poèmes de Cavafy sans tenir compte de leur mode d'expression. On n'aura pas accès au poète Cavafy et à sa façon unique d'accommoder des thèmes poétiques traditionnels.

Dans les éditions normales, les poèmes de Cavafy sont organisés chronologiquement, car l'auteur les avait tous soigneusement datés : ce plan, dès la première édition grecque posthume de ses oeuvres, a été respecté par Yourcenar et Dominique Grandmont. Pierre Jacquemin s'en affranchit, et donne à la fin de ses chapitres une suite désordonnée de poèmes sans aucun souci de chronologie. D'autre part, Cavafy consacre des poèmes à des figures grecques de l'antiquité, du Moyen-âge, et les introduit par des citations en épigraphe, dans le grec ancien de Platon, de Plutarque, de Julien l'Apostat, de l'Anthologie Palatine. Les citations, les dates, l'ordre chronologique, disparaissent dans le livre de Jacquemin.

Pour comparer cette traduction aux autres, et retrouver dans l'édition grecque la trace des poèmes qu'il a choisis, il faut donc tâtonner un peu. J'ai quand même fait l'expérience, en utilisant la version de Dominique Grandmont ("En attendant les barbares et autres poèmes", Poésie Gallimard) et le texte original de l'édition Ikaros (Poiemata), avec le peu de grec que je sais. Il me semble que Pierre Jacquemin propose une version française plutôt meilleure que les autres : il a compris le parti-pris de prosaïsme, ou au moins de sobriété littéraire extrême, du poète, et sait s'y tenir sans ajouter de fioritures ou de mots trop littéraires, comme font Grandmont ou Yourcenar. Il se sert du vers libre français, mais je n'ai pas étudié sa façon de le manier.

Jacquemin sélectionne dans l'oeuvre de Cavafy les seuls poèmes à contenu intime, affectif et homosexuel. C'est son droit le plus strict d'anthologiste, à condition de prévenir le lecteur que "son" Cavafy n'est pas tout Cavafy. Sans prévenir le lecteur innocent, il lui donne du poète une image biaisée et déformée. Il laisse de côté la problématique grecque, hellénique, de sa poésie. Il oublie totalement son sens aigu de la continuité grecque, depuis Homère jusqu'à nos jours. Cavafy prend place, très consciemment, très délibérément, par son style, ses sujets (qui embrassent des figures de l'antiquité à l'époque byzantine et moderne), ses épigraphes et citations, dans une "grécité" que Jacquemin néglige. Significativement, il choisit d'ignorer trois des plus célèbres poèmes de l'auteur : "Che fece ... il gran rifiuto", poème au titre emprunté à Dante et qui devint presque le slogan national de la Grèce en 1940, dans sa guerre contre l'Italie ; "Ithaque", adapté et chanté dans toutes les langues, même le catalan de Lluis Llach ; "En attendant les barbares", autre poème très souvent cité et placé en titre d'une version française de Cavafy. Or ces trois poèmes sont emblématiques de la fonction particulière du poète grec du XX°s, à laquelle Georges Séféris a beaucoup réfléchi en lisant Cavafy... Selon Cavafy et Seferis, le poète grec, au-delà du lyrisme personnel et privé, est la voix collective du peuple grec. En réduisant Cavafy à sa poésie intime et homosexuelle, Pierre Jacquemin le mutile sans nous prévenir de la partialité de sa démarche.

Tous mes remerciements à l'opération Masse Critique pour cet ouvrage. Les envois de Masse Critique souffrent d'un mauvais karma, décidément, et semblent condamnés à la médiocrité.
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