Citations sur Dans sa chair (44)
Ismaïl avait également mesuré l'écart qui sépare l'indulgence traditionnellement réservée aux hommes adultères et la véhémence avec laquelle les mêmes condamnaient sans recours celle qui avait détourné le fautif d'une vie familiale lisse comme une image de papier glacé.
En contrebas, la Méditerranée s’offrait, si bleue que le ciel semblait pâle.
Le jour où Ismaïl abandonna Médée, sa femme de
plus de trente années, dans un aéroport internatio-
nal pour rejoindre Meriem qui l’attendait devant
le portique de la police des frontières, il pensa
résoudre le plus honnêtement possible le nœud de
désir, de trahison et de violence qui menaçait de
les engloutir tous.
Quand il tenta, bien plus tard, de comprendre
comment il avait décidé de quitter ainsi Médée, de
la manière la plus lâche à ses propres yeux, il ne
réussit pas à déterminer par quel raisonnement
sensé il en était arrivé à la conclusion qu’un aban-
don brutal, sans explication, était pour eux la meilleure manière d’accepter le caractère irréductible de sa décision.
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Rien dans cette maison ne permettait à Meriem d'imaginer l'avenir, tout disait la profondeur fantomatique du passé.
L’enlèvement de Mehdi Ben Barka à Paris, les conséquences de sa disparition, la mobilisation des camarades… Les voix sourdes des amis de son père faisaient surgir un monde que rien ne laissait imaginer dans les rues ombragées de son quartier. Ce monde d’hommes inquiets, sérieux et intègres, il avait désiré en faire partie de toutes ses fibres d’enfant solide, il lui arrivait de sentir le soir dans son lit, juste avant de sombrer dans le sommeil, combien la tranquille gravité de son père était pleine de promesses pour l’avenir, et il endurait stoïquement la sollicitude angoissée de sa mère en rêvant à ce qui l’attendait, lorsqu’il pourrait enfin à son tour devenir un homme dont la voix profonde dirait le monde.
Le jour où Ismaïl abandonna Médée, sa femme de plus de trente années, dans un aéroport international pour rejoindre Meriem qui l’attendait devant le portique de la police des frontières, il pensa résoudre le plus honnêtement possible le nœud de désir, de trahison et de violence qui menaçait de les engloutir tous.
Quand il tenta, bien plus tard, de comprendre comment il avait décidé de quitter ainsi Médée, de la manière la plus lâche à ses propres yeux, il ne réussit pas à déterminer par quel raisonnement sensé il en était arrivé à la conclusion qu’un abandon brutal, sans explication, était pour eux la meilleure manière d’accepter le caractère irréductible de sa décision.
Il avait été le témoin de la misère grandissante du Rif abandonné aux trafiquants, de la colère face à la relégation et au déclassement de la jeunesse du Nord du pays, d'un conservatisme grandissant des familles tangéroises en ville.
Ils arrivèrent devant le portail blanc de la maison en début d'après-midi, après une halte pour se rafraîchir dans le vieil hôtel mythique de Tanger, le Minzah, où Youssef avait réservé deux chambres. En roulant le long des sinuosités escarpées de la Vieille Montagne, Ismaïl avait aspiré à pleins poumons les senteurs de pinèdes et de mer, laissant son regard plonger par-delà les frondaisons bleutées en contrebas.
Elle avait raconté à Ismaïl ses premières expériences à l'âge de six ans, ces réunions au cours desquelles des femmes, membres de partis politiques de gauche, faisaient l'amère expérience des réticences conscientes et inconscientes de leurs compagnons de lutte pour installer la question des droits des femmes au centre de leurs revendications, assurant ces dernières que lorsque l'objectif plus général de progrès social verrait le jour, leurs droits seraient reconnus tout naturellement.
Il avait consenti, comme tous les hommes de sa génération à quelques exceptions près, à cette idée que sa femme trouvait dans cette vie de famille qu'il lui offrait - et c'est ainsi qu'il se l'était plus ou moins consciemment formulé - un équilibre précieux pour elle, sinon indispensable; et il avait accepté avec une légère culpabilité de lui en laisser porter le poids, sans vraiment se questionner sur la part de sacrifice qu'imposait cette répartition des responsabilités pour elle.