Qui sont ces enchaînés en couverture du roman ?
L'auteur situe son récit en 1868, d'abord dans la Sarthe, et donne un aperçu des identités de ces prisonniers et de leurs délits, époque où l'on risque la guillotine.
Il n'épargne pas notre sensibilité quand il relate avec moult détails le forfait d'un trio, constitué du père et de deux fils: une famille dans le besoin qui a détroussé un bourgeois. Vite arrêtés.
On découvre leurs conditions de logement spartiates, tous entassés dans la même pièce.
Le père va mentir et s'accuse du crime pour sauver le fils qui a une famille à charge, ce qui le mène à un châtiment expéditif.
Présenté comme un journal, ce récit rend compte de la justice rendue, des châtiments corporels.
Victor,à peine 16 ans, qui n'a pas de sang sur les mains, a été toutefois complice et va écoper d'une lourde peine. Illettré, il a quand même pu déchiffrer les mots : « réhabiliter, civiliser, produire »...
On suit les étapes du transfert depuis la prison du Mans, leurs nuits dans des granges, sur la paille, avant la prison de Toulon. C'est à Aix-en-Provence, au détour d'une pente qu'il distingue « une grande étendue bleue », ce qui convoque les paroles de son père : « Tu verras, la mer, c'est immense, c'est comme si tes yeux ne pouvaient pas tout voir d'un coup. C'est infini ,ça sent fort, et quand ça se met en colère, ça dépasse toutes les fureurs ».
Là, ils ignorent quel sera leur sort, leur destination de bagne et la durée. Pour certains la Guyane pour d'autres la Nouvelle Calédonie.
Ils se retrouvent enchaînés avec un compagnon censé les instruire. On leur rappelle le règlement.Leur gardien Lapierre est un dur à qui il faut mieux obéir. « La punition mène à la rédemption... » La répression est implacable, les ( « cachots pleins »). Les coups de matraque pleuvent, les détenus sont bastonnés par les gardes qui n'hésitent pas à utiliser le fouet. Tension. Beaucoup de violence : « ça craque, ça suinte, ça cogne, ça pue le sang et la boucherie ».
Le lecteur peut être écoeuré par les odeurs pestilentielles (de pourriture, de vomi, de vermine, d'urine…), relents d'ail, de vin, mais ainsi l'auteur réussit à rendre compte des conditions de vie exécrables, durant le transport des condamnés jusqu'aux geôles de Toulon. Les vêtements fournis sont sales ( « chemise de toile blanche crasseuse au col et sous les bras »). Ils connaissent les privations ( pain noir rassis, eau croupie), les piqûres de moustiques, la morsure du froid, du gel en hiver…
Les condamnés doivent supporter un boucan d'enfer dont le lugubre cliquetis de chaînes.
Quand Victor, matricule 337, écope de la tâche de nettoyer la frégate prison, la Danaé, avant que celle-ci appareille, on imagine la puanteur des corps avec la promiscuité, l'atmosphère putride.
Situation qui rappelle celle des esclaves entassés dans la cale d'un bateau, relatée par Wilfried N'Sondé dans Un
océan deux mers, trois continents. Les hommes ont connu la même abjection humaine, les mêmes scènes de cruauté, d'humiliation.
Une fois avisé de sa destination(Nouméa),Victor tente d'obtenir des renseignements sur ce bagne .
C'est seulement en mars 1872 qu'il embarque dans les soutes de la Danaé, « bateau cage », n'ayant pas pu bénéficier d'une amnistie ( malgré « l'appui de Victor Hugo »).
Beaucoup de malades à cause du roulis. Ils croisent des dauphins qui fendent l'eau à une vitesse ahurissante, les observent penchés au bastingage , mais les gardes interviennent, l'insurgé est molesté. Dix jours de traversée, même routine, ils tendent des hamacs pour dormir. Dans la journée, ils ont droit à un moment de promenade, chantent mais ils sont vite réprimés par les gardiens. Les corps souffrent, portent les stigmates des coups reçus, d'autres sont jetés par-dessus bord.
Martin relate son odyssée, sa propre descente aux enfers.
Les bagnards apprécient l'escale de Gorée où on leur sert des fruits frais, le soir.
A Nouméa les bagnards, travaillant sous un soleil de plomb, portent le chapeau de paille.
Des projets d'évasion se fomentent. Laissons le suspense.
Quant à Victor, pourra-t-il réaliser son rêve de devenir cordonnier ?
Sa solitude , « lui qui dit ne compter pour personne », malgré une fraternité tissée avec Leo, suscite l'empathie.
Franck Chanloup adapte son vocabulaire, utilise un registre souvent argotique pour coller au mieux à ses personnages peu instruits : « les douilles, les esgourdes,les crayons pour les cheveux, les roubignolles », « villebrequins », ou des expressions comme « être choisi pour la guirlande » ( ce qui est le cas pour Victor, sur ordre de Lapierre) ou encore« mézigue ».
A l'approche de Nouméa, il décrit des paysages qui font en général rêver ainsi que les fantasmes que Victor associe au mot « mer » : « des chapelets d'îlots, variantes de bleu, palmiers majestueux », et plage d'un blanc éblouissant .
En toile de fond, l'auteur rappelle la situation politique de l'époque , à savoir les Prussiens aux portes de
Paris, « Versailles devenu le nouveau siège du gouvernement » ( barricades, soulèvement populaire). Seuls les bagnes des colonies subsistent. le camp de Toulon doit fermer. Il dresse aussi le portrait de bien d'autres détenus dont des communards, évoquant les liens tissés entre eux.
Franck Chanloup livre un témoignage, un récit mémoriel et sensoriel précis de la vie des bagnards, met en scène un univers principalement masculin qui rappelle celui de Mingarelli .
L'auteur, lecteur de Boudard, étonne par sa maîtrise pour un premier roman, mais beaucoup le connaissent par son blog littéraire, sous « francksbooks » et ont déjà pu apprécier sa plume.