Citations sur Picasso : Le regard du Minotaure 1881-1937 (12)
Après avoir essuyé la première humiliation d’un début d’amour dont on l’a expulsé comme un indigne, il associe tout chagrin au sexe féminin et à la mort. Et découvre qu’en peignant, il surmonte ou du moins traverse ce que Cézanne appelle « le sens de la lutte », et lui « l’anxiété ». Il comprend là que, « quand ça marche », peindre prend le pas sur le sujet, peindre dépasse toute l’œuvre. Tout de la vie.
Une petite gamine de sa classe lui plaît. Lui plaît beaucoup. Alors il déploie son charme, son duende, jusque-là dirigé vers les adultes et… ça marche. Angèle l’aime, Angèle accepte ses rendez-vous sur les plages du Riazor ou d’Orzan, ils s’embrassent, ils s’étreignent, ils jurent de s’aimer toujours, ils s’enferment dans les cabines de bain, désertes en ces mois de pluie. Ils y échangent baisers, serments, caresses plus osées, ils s’adorent, ils veulent s’épouser ou sinon s’enfuir, vivre toute leur vie ensemble ou mourir.
Les Galiciens n’ont ni le même physique ni le même style que les Andalous, et surtout, pas la même mentalité. De plus, on ne parle pas leur langue. Le Galicien leur paraît tout de suite dissimulateur, calculateur, et surtout lui, il est capable de s’épanouir sous la pluie, il ne craint ni l’humidité ni le froid, alors que l’Andalou, discret mais chaleureux, tendre et mélancolique avec ostentation, vit toujours dehors, en grappe, à l’ombre d’un soleil tragique, qui lui manque dès qu’il pleut ne serait-ce qu’une heure, jamais davantage, et seulement quelques jours par an.
Comme tous les gosses qui ne savent pas lire, il dessine, il transforme ses taches d’encre en animaux ou en personnages.
C’est un élève médiocre ; ses dessins, là, ne sont qu’amusants, reflet de tout dessin d’enfant doué. De plus en plus doué au fur et à mesure qu’il y consacre plus de temps, mais rien de grand ni de remarquable avant la puberté. Certes, plus les années passent, plus son trait s’affirme. Mais c’est lent comme l’enfance. À l’école, comme tous les gosses, il s’amuse. Liberté avant tout, et durant les premières années ça suffit. D’ailleurs, selon le temps et l’humeur, il y va ou pas. Jusqu’au jour où, vers ses huit ans, l’on s’avise qu’il ne sait rien. Ni lire ni écrire.
À peine sait-il marcher que, à même le sable de la promenade ou sur la poussière de la rue, il dessine ce qui plaît aux cousines ou à tout autre de lui commander. Comme pour ses découpages, il parvient toujours à la ressemblance. Sa maîtrise est précoce. On l’applaudit et, décidément, il adore ça.
Rien jamais ne s’oppose à lui, tout le flatte et le conforte dans son omnipotence. Aussi prend-il toujours ses désirs pour la réalité. Enfant, c’est légitime, pas d’inquiétude ; en grandissant, ça passe. Il se débrouille mieux que personne pour faire plier la réalité à ses désirs, à sa volonté.
Pour un artiste comme pour un Andalou, rien de plus naturel que toutes les femmes de sa maison devancent et comblent ses moindres besoins physiques, comme soigner, cajoler, nourrir, caresser et psychiques comme apaiser, rassurer, entretenir dans l’estime de soi. En prime, il faut céder à tous ses caprices, y compris les plus enfantins.
Il suffit d’un tremblement de terre pour saluer la naissance de leur second enfant et rien n’est plus pareil. Ils n’ont plus de quoi vivre selon leur goût. Les vignes ruinées par le phylloxéra côté maternel ont contraint les Ruiz à prendre en charge cette famille de sept membres sans compter la domesticité dont leur niveau social ne saurait se passer.
Si l’Espagne est souvent secouée par l’Histoire, à Malaga il ne se passe jamais rien. Capitale provinciale, belle, solaire, tournée vers la mer, un port des plus tranquilles, un climat exceptionnellement chaud, d’où la luxuriance des jardins, arbres et plantes tropicales des quartiers élégants, qui contrastent violemment avec les faubourgs pauvres, peuplés majoritairement de gitans.
Pendant le tremblement de terre, l’enfant Pablo subit un autre séisme. La violence d’assister à l’accouchement de sa mère, sur cette terre instable, de voir de ses yeux d’enfant l’éclosion – touffe de cheveux noirs, peau luisante, vaguement sanguinolente – de sa petite sœur, dans ce mystérieux amoncellement de linges souillés. Encore attachée par un gros tuyau gris rose…
Est-ce aussi de là qu’il est issu ? Sa mère souffre-t-elle autant que ses cris le disent ? Tous les gens autour sont-ils au courant de ce qui se passe vraiment ? Et son père qui n’est pas là ? Pourquoi ? Où est-il pendant que la terre et sa mère se déchirent ?
Qu’y a-t-il de plus naturel qu’une naissance ? Alors qu’on vient d’échapper à un tremblement de terre, une vie neuve est encore plus prise comme un cadeau. Personne ne songe à protéger le garçonnet de ce cataclysme.
La nuit la plus sacrée de l’année, Malaga subit son plus violent séisme. Il paraît que le tremblement de terre de ce 25 décembre 1884 est pire que celui de 1783 dont le souvenir est ancré dans l’âme des vieilles gens.
L’intensité, la durée et le grand nombre des répliques sont ressentis dans toute l’Andalousie. Trépidations, mouvements ondulatoires et giratoires déclenchent des crevasses, de nouvelles dénivellations, des détournements de rivières, des jaillissements de sources, certaines sont transformées, asséchées, leur composition chimique en est modifiée, plus chaudes ou plus froides, selon… Toute la province est affectée par ce séisme qu’on surnomme vite « le grand tremblement de terre de l’Andalousie ».