Ce livre est la transcription d'un manuscrit célèbre, auquel seuls quelques historiens de l'art avaient eu accès jusqu'à présent. Il s'agit d'une série d'entretiens entre Matisse et le critique d'art
Pierre Courthion, menés en 1941, pendant les heures sombres de la Seconde Guerre mondiale. Relevant à peine d'une grave maladie, Matisse fut d'abord enthousiasmé par ce projet, auquel il participa sans réserve. Mais regrettant bientôt son premier mouvement, il en refusa la publication. Plusieurs versions de ces entretiens dormaient depuis longtemps dans les archives
Henri Matisse, en France. Mais P. Courthion avait aussi conservé par-devers lui le dernier état de la dactylographie.
Acheté il y a peu par le
Getty Research Institute, ce manuscrit a d'abord été publié en 2013 aux États-Unis. Les éditions Skira, qui étaient à l'origine de l'entreprise en 1941, divulguent enfin ces Bavardages en français, avec un appareil critique de Serge Guilbault.
Les neuf entretiens sont ordonnés de façon thématique : l'enfance et la vocation, l'apprentissage, les années de vache enragée (« qui n'a guère le goût de viande ! » plaisante Matisse), les Salons et les marchands, les Ballets russes et les collectionneurs, les voyages... Mais ce classement n'empêche pas de goûter ce qui fait le charme de ces conversations : la rapidité des échanges, les sauts chronologiques, l'impression d'immédiateté et la vivacité de la parole. On entend littéralement la voix de Matisse, avec lequel le lecteur a la sensation curieuse de converser autour d'une tasse de thé. On est transporté dans le Paris artistique d'avant 1914, qui n'a rien de pittoresque en vérité. le passage sur les peintres chargés de décorer les pavillons de l'Exposition universelle de 1900 est glaçant : Matisse et
Albert Marquet, qui ne vendaient strictement rien et ne savaient « de quel côté se jeter », furent contraints de travailler à 1 franc 25 de l'heure pour réaliser des kilomètres de frises de feuillages, « accroupis, le derrière posant sur les talons, même pas un genou à terre ».
De ces causeries, qui sont très riches et jamais lassantes, on retient qu'il y avait pour Matisse deux groupes d'artistes à cette époque : ceux qui travaillaient en pensant à la vente, pour une bourgeoisie sans véritable goût, mais fortunée ; et ceux qui recherchaient une autre manière de peindre pour eux-mêmes, sans penser d'abord à plaire. Ce côté expérimental, mais très calculé, apparaît explicitement lorsque Matisse expose sa conception du grand décor et lorsqu'il fait part de ses réflexions sur la couleur, reliée pour lui à l'inspiration et à l'imagination créatrice.
Étrangement, ces causeries valent aussi pour leurs silences. Matisse ne parle jamais de Picasso, hormis dans le chapitre de la « sculpture nègre », qui semble résumer l'essentiel sur son rival. P. Courthion lui demande si Cézanne l'a influencé : « Oui » répond-il laconiquement, suggérant ainsi beaucoup plus que par un long discours. La langue de Matisse, à la fois lapidaire et ciselée, est aussi une autre raison de lire ce livre. Certaines notations évoquent à elles seules des tableaux colorés, comme les lignes sur « l'enivrante lumière » du Pacifique « comparable à celle que donne une coupe en or quand l'oeil s'y plonge ».
Par
Christine Gouzi, critique parue dans L'Objet d'Art 541, janvier 2018