Ici et seulement ici

Je m'assois. Je m'assieds ? Je m'asseye ? Saloperie, comment qu'on le dit ce verbe ?

Je regarde le couloir ; je regarde les portes béantes des classes qui dégorgent un soleil brûlant ; je regarde le carrelage en échiquier sur lequel se sont jouées tant de parties déloyales et traînent aujourd’hui, cadavres éventrés d’une bataille ni perdue ni gagnée, les sacs abandonnés sur place ; je regarde ce plafond haï autant qu’aimé où, dans une vie antérieure, je m’évertuais à éviter les visibles ; je regarde quatre années à purger des peines que je ne pensais pas avoir commises, à me dépouiller de mes peaux mortes, à perdre mes illusions sur moi, sur le monde, et à enfin apprendre à désapprendre. Bref, je regarde Ici. Le lieu où on disparaît, où on assassine, où on révolutionne et où on naît tout à la fois. Pour peu qu’on y survive.

Sofie m'a écouté avec... comment on dit déjà ? intensité. On dirait qu'elle touche mes mots de toute sa peau et qu'elle capte quelque chose par-dessous, un genre de sens caché qui moi m'échappe complet. J'écoute vraiment pas comme elle.

Et quoi qu'il arrive, tout le monde passe par Ici.

Par-dessous la peinture, le plâtre et le ciment à l'intérieur des murs, au fond de l'invisible, je perçois quelque chose que j'arrive pas encore à nommer, quelque chose de foutrement féroce qui habite le collège tout entier et qui me rentre dans les os. Qui fera bientôt partie de moi.

Faut croire qu'il a pas encore fini de se vider de son eau, Émile, ses yeux menacent de redéborder. Il pue la peur. Au collège, le pire, c'est pas les cours ; c'est tout ce qu'il y a entre. La consistance même du temps y est différente. Les récrés sont des éternités. C'est pas qu'on s'y emmerde, non, non, l'ennui, ça a au moins quelque chose de moelleux, de presque confortable. Nous, on passe chaque seconde de chaque minute à lutter contre la flippe du faux pas et à faire semblant qu'on s'amuse.

La fille avait raison en fin de compte, ça ne faut aucune différence, nous avons chacun en commun cet espace plein de vide ou tout se mêle sans jamais se toucher. Je cherchais à m'évader loin de la matière quand c'est à l'intérieur, là où ça fait peur, que ma délivrance m'attend.

Je joue. Ensemble, noud allons dans la cour.

Je joue. Ensemble, nous franchissons le portail.

Je joue. Ensemble, nous sortons d'Ici.

Discours de bienvenue, consignes à respecter. J’écoute rien. Le règlement intérieur, j’aurai tout le temps de le lire quelque part. Là, maintenant, je suis trop occupée à deviner les autres règles, celles qui sont pas écrites, celles qui se disent pas, celles que personne ne dicte et que tout le monde respecte. Des sacs à dos portés sur une seule épaule. Les baskets sans chaussette. Des boucles d’oreilles en argent. Du négligé bien peaufiné. Et partout dans la cour, dans les corps, dans les couloirs, ce quelque chose que je parviens toujours pas, pas encore, à cerner. C’est hostile et exaltant.

(p.11)

– Parce que ça sert à rien.

Je sais pas d’où ça m’est sorti, je savais même pas que je pensais ça, mais maintenant, ça me crève les yeux. Les cours, les profs, les exos, les notes, c’est du vent. La réalité vraie, c’est mon père sur la route jour et nuit, c’est ma mère qui nettoie les chiures chez les riches, l’épuisement pour perpète, alors, ouais, si Ici je peux avoir la chance d’être quasi quelqu’un parce que c’est écrit sur un tableau du quatrième étage, même si je sais pas par qui, je vais pas me priver d’en profiter.

(p.61)