AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet
>

Critique de HordeDuContrevent


Cybercé, cyberné, entre transhumanisme déshumanisé et in-humanisation désincarné…Une réflexion passionnante et hybride sur l'IA au cours d'un pèlerinage techno en Silicon Valley en sept escales californiennes. Brillant !!

Quel étonnement en recevant ce beau livre… il ne s'agit pas d'un livre de la Volte, maison d'édition habituelle et fidèle d'Alain Damasio, mais d'un livre des éditions du Seuil, de la collection Albertine très précisément, apercevons-nous en tout petit au bas de la couverture grise striée d'un orange fluo qui capte immédiatement le regard. En collaboration avec la Volte, l'auteur a en effet été mis entre les mains des éditions du seuil car, une fois n'est pas coutume, l'auteur de SF a écrit un essai. Quant à la collection Albertine, ses livres ont tous en commun d'être « des textes d'exploration littéraire, intime ou sociale, du monde contemporain, publiés en partenariat avec la Villa Albertine qui orchestre plus de 50 résidences sur l'ensemble du territoire des Etats-Unis. Elle oeuvre à la diffusion de la culture et de la langue française outre-Atlantique ». Voilà la première chose que nous apprenons en ouvrant ce beau livre.
Et, en effet, tout est parti de la villa Albertine avec cette idée intéressante de confronter un auteur de SF français à la Silicon Valley, l'endroit même où se pensent et se conçoivent dans la « vraie » vie les scénarios que la SF a parfois anticipés. le voilà parti avec femme et enfant. Là-bas, Alain Damasio y a rencontré des cadres et des chercheurs qui travaillent pour Amazon, Facebook, Twitter (qu'il refuse d'appeler X) et Meta, des « techies », pour se désaxer de sa « ligne technocritique de Français narquois », accompagné de deux historiens et sociologues, Lisa Ruth et Fred Turner, parfois échangeant, objectant, souvent observant, quelque fois testant machines et appareils, toujours marchant dans les pas de Baudrillard, son ainé de quarante ans, qu'il cite généreusement avec une certaine admiration tant il le considère, à juste titre, totalement visionnaire.

Alain Damasio s'est penché sur ce qui le taraudait déjà dans les Furtifs ou la Zone du dehors : notre assujettissement aux technologies, au numérique tout particulièrement. Cela donne un essai. Et un essai écrit par Damasio n'est pas un essai aride, ardu, tordu, abscons ou soporifique mais un essai fluide, brillant, passionnant, subtile, hybride (à l'image de l'auteur d'ailleurs) entrelaçant observations, théories, récits et passages romancés, un essai techno-poétique pétillant avec lequel tout lecteur ou toute lectrice va forcément s'enthousiasmer, frémir et sourire. Si, avec les Furtifs, on trouvait de nombreuses analyses faisant penser à l'essai inséré dans le roman, dans ce dernier livre, l'essai devient passionnant grâce à des éléments normalement présents dans le roman, depuis la poésie, en passant par l'humour et jusqu'au suspense.

« Je reste un romancier. M'intéresse suprêmement le sentier plutôt que la carte ; l'enfrichement de la forêt plutôt que son quadrillage ; le récit et ses arcs plutôt que la flèche de la thèse ».

Et pour mieux expliquer, la voie de l'imaginaire est en effet parfois empruntée ; pour mieux appréhender les concepts, un vocabulaire est parfois inventée ; pour mieux faire ressentir sa propre émotion, la poésie est là, en tapinois, et, élément important à souligner, une façon d'aborder l'écriture inclusive est proposée de façon originale : « la féminisation assumée des pluriels neutres” un chapitre sur deux. Voilà, même dans un essai, on retrouve notre Damasio, celui bien entendu de la Horde du Contrevent, percutant, sensible, humble, poétique et inventif.
Mon livre fini tout corné, chaque page comporte des éléments amoureusement soulignés, d'un trait léger, parfois de plusieurs traits appuyés, précieux passages que je lis et relis comme j'admirerais les différentes facettes d'un diamant. Cette façon de nous offrir ses pensées en les mêlant à la poésie, en y insérant des passages fictionnels est percutante. Elle permet d'en faire un essai humain, sensible, loin de tout intellectualisme, qui touche profondément et fait réfléchir. Vraiment et simplement.


Malgré la poésie, malgré l'humour aussi, ce texte, composé de sept chroniques, est terrible. Terrible car il parle de ce que nous sommes en train de devenir du fait de l'influence des technologies et de ses conséquences sur nos corps, sur nos émotions, sur notre psychisme, sur notre façon d'être, sur notre rapport au monde, notre manière d'être vivant qui n'a rien de neutre. de ce qui nous isole, nous délie alors que nous sommes hyperconnectés. Sur notre façon de faire société non plus à l'échelle d'une commune, d'une région, d'un pays mais à l'échelle du monde. Sur nos nouvelles croyances et nos nouvelles religions comme l'explique avec intelligence la première des chroniques qui se déroule à la Mecque du Mac.

« A l'orée de ce siècle, le numérique a inauguré un panthéisme de l'information, une religion de la matière-lumière. Elle s'incarne par un ensemble de pratiques qui nous soudent dans des cérémonies minuscules et pourtant communes à des milliards de personnes sur la planète. Safari, FaceTime, Keynote, iTunes, Siri sont des icônes, oui, si l'on veut jouer sur les mots. Ils sont en vérité beaucoup plus que ça, des portes psychosociales que nous franchissons trente fois par jour pour organiser nos expériences et manager nos vies, pour présenter nos parcours et acquérir nos savoirs, pour parler en direct à IAvhé et écouter les chants du monde dans la plus profonde bibliothèque musicale jamais offerte à l'humanité ».

Réflexion truculente sur les voitures autonomes et les risques engendrés, sur la matérialité du monde devenue désormais mélancolie, sur le métavers, la deuxième chronique m'a régalée de son humour et de son cynisme. L'auteur, en voulant nous donner à voir les effets induits de ce type de déplacement, en désirant nous les faire ressentir de manière sensorielle (comme souvent avec Damasio), reprend, sur deux pages, sa plume de romancier pour nous proposer un bref récit d'anticipation qui fait froid dans le dos.

« de l'univers de la voiture, nous n'aurons même plus l'ivresse de la vitesse, la coulée cinétique, cette sensation de vent chaud qui entre par la vitre baissée et vient balayer nos soucis et nos cheveux avant de ressortir en tourbillon – ce sillage. On pilotera des Hummer dans le métavers tandis que les rires de nos potes, à l'arrière, bruisseront dans le casque Oculus, merveilleusement spatialisé. Sans doute même qu'ils t'offriront le souvenir du vent chaud avec des ventilateurs enkystés dans les murs de ta chambre. Et tu trouveras ça génial. Tellement réaliste ».

Troisième escale avec l'effacement des corps, l'illusion du mouvement en ces nouveaux lieux de sociabilité sans la gêne du corps via le metavers. le réseau nous promettait l'effacement des frontières mais ce sont de nouvelles frontières, des sas, des bulles, qui nous fragmentent en réalité désormais et dans lesquels identifiants et mots de passe sont les nouveaux mots d'ordre. La touche damasienne dans cette chronique : la forme épouse le fond, la frontière s'immisçant dans le texte même…du Damasio, quoi, à l'image des personnages de la Horde qui avaient tous un sigle caractéristique et que l'auteur pouvait, en une image, disposer selon certains regroupements avant le Contre…
Cet ensemble, de bulles et d'espaces de vie, forment ce que l'auteur nomme le technococon, « machine sociale à dilater mes égocentres et à me permettre de terraformer numériquement un chez-moi. Ces chez-moi ont la forme d'une bulle, d'une bille, d'une île de taille variable, à la membrane épaisse et translucide, à travers laquelle les pas-comme-moi s'agitent dans une brume volumétrique ».

« Noli me tangere : nous irons au concert ensemble dans telle bulle métaversée qui ne puera pas la sueur / nous nous retrouverons au bowling virtuel pour lancer des boules sans poids dans un décor vintage / on se séduira à coups d'avatars animaux pour se toucher par gants interposés / et on criera au harcèlement quand la distance intime sera abstraitement franchie / comme le racontait un cadre d'Oculus qui hallucinait de voir que ces enjeux qui n'ont de sens que dans un réel de chair puisse hanter déjà nos virtualités. Que signifie en effet une intrusion physique dans un espace de pixels ? ».

Grande émotion avec la quatrième chronique. Elle porte sur Tenderloin, ce quartier le plus pauvre de San Francisco, très proche du centre névralgique de la Silicon valley, quartier des sans domicile fixe. Alors Alain Damasio de s'interroger : comment une telle pauvreté est-elle possible à proximité immédiate de milliardaires qui, s'ils ne donnaient même que 1% de leurs revenus, pourraient l'éradiquer ? C'est l'absence de liens qui explique cette indifférence selon l'auteur, l'absence de liens physiques, la dématérialisation…

« Sans doute touche-t-on là le coeur de ma technocritique : la Tech, ontologiquement, conjure l'altérité ».

La cinquième chronique est sans doute la plus ambitieuse. de façon facétieuse elle reprend le titre de Cixin Liu, le problème à trois corps pour l'intituler : le problème à quatre corps, dans laquelle l'auteur revisite la notion du corps, depuis le corps organique, en passant par le corps monitoré (que de réflexions passionnantes sur notre façon d'observer et de surveiller toutes nos constantes au moyen de pléthores d'objets connectés afin d'être plus performants…cela donne vraiment à réfléchir), le décorps qui fait que nous nous déconnectons à nos sensations, jusqu'à l'élément vital en nous, notre vif, qui est là quoi que nous fassions. Nous avons l'impression de voir Damasio réfléchir devant nous, faire parfois marche arrière, se perdre dans son raisonnement et inverser sa pensée. Corps, décorps, raccord. C'est un chapitre complexe mais passionnant qui m'a fait grandement réfléchir à ma connexion avec mon corps, moi qui cours quasi quotidiennement avec une montre connectée dont les résultats font ma pluie et mon beau temps…Laissons cette fois Baudrillard s'exprimer :

« Partout le mirage du corps est extraordinaire. C'est le seul objet sur lequel se concentrer, non comme source de plaisir, mais comme objet de sollicitude éperdue, dans la hantise de la défaillance et de la contre-performance, signe et anticipation de la mort, à laquelle personne ne sait plus donner d'autres sens que celui de sa prévention perpétuelle… ».

La sixième chronique évoque la rencontre avec un codeur, Grégory Renard, qui a contribué à créer ChatGPT. En faisant allusion à Yvan Illich, cette réflexion montre comment il est possible de transformer l'Intelligence Artificielle en Intelligence Amie. Et là encore, c'est passionnant !

Enfin la dernière chronique est d'une grande richesse, c'est celle qui donne quelques clés et qui termine ainsi cet essai par des notes d'espoir, des chemins, une méditation. Alain Damasio appelle de ses voeux un art de vivre avec les technologies, une faculté d'accueil et de filtre, de prise de conscience, de déconnexion assumée, pour dépasser l'addiction et la perte de contrôle de nos vies, de nos corps, de notre altérité. Une relation aux IA qui ne soit « ni brute ni soumise ».

Quant à la nouvelle qui clôt le livre, fiction intitulée « Lavée en silicium », motus et bouche cousue, c'est la cerise damasienne sur le gâteau par excellence, gâteau constitué par cet essai, exercice réussi haut la main par l'auteur français !!


Vous l'aurez compris, j'ai profondément aimé cet essai qui me semble être une lecture nécessaire car éclairée et pourvoyeuse d'une autre façon d'être au monde face à ces technologies à côté desquelles nous ne pouvons passer, auxquelles nous ne pouvons échapper. Une lecture salvatrice qui vaut tous les essais intellectuels austères en la matière. Une lecture hybride. Une lecture moderne. Une lecture profondément humaniste !

« Nous n'avons pas besoin de devenir plus qu'humain : nous avons juste besoin de devenir plus humain. Vous en appelez au transhumain ? J'en appelle au très-humain. Ce qu'un Nietzsche bien compris appelait, lui, le surhumain ».

Merci infiniment aux éditions du Seuil et à Babélio pour ce cadeau merveilleux !


Commenter  J’apprécie          10678



Ont apprécié cette critique (100)voir plus




{* *}