Avec Tartarin, convenez-en,
Alphonse Daudet a créé un type, un drôle de type, et un type drôle : un de ces types qui ont les défauts et les qualités à égalité, mais portés à la puissance x. Tartarin est généreux à l'excès, vantard outre mesure, il ne sait pas faire dans la demi-mesure. Curieusement, s'il a une susceptibilité à fleur de peau, il n'a pas le sens du ridicule, (dans certains cas, ça peut n'être pas un défaut). Oui, un type littéraire particulier, qui tient du Gargantua dans la démesure, du Don Quichotte dans le caractère, et qui se veut provençal dans la parole et dans le geste (ce que les provençaux ont reproché à
Alphonse Daudet, estimant que Tartarin était une caricature). Bien sûr que c'était une caricature, mais c'était aussi un hommage d'amour à une région, à un type humain particulier, où le coeur sans doute parle plus que la raison, en tous cas parle plus haut (et moins pointu).
Un tel personnage ne pouvait se livrer à une seule aventure. Il faudra cependant 13 ans pour qu'
Alphonse Daudet accorde une suite à l'ineffable héros tarasconnais. Après l'Algérie (le chaud), ce sont les Alpes (le froid) qui accueilleront notre Tartarin. Comment est-il arrivé là ?
A Tarascon les plus hauts reliefs ne sont pas les Alpes, ni les Alpilles, mais « les Alpines, cette chaîne de montagnettes parfumées de thym et de lavande, pas bien méchantes ni très hautes (150 à 200 m au-dessous du niveau de la mer) … et que l'imagination locale a décorées de noms fabuleux et caractéristiques : le Mont-Terrible, le Bout-du-Monde, le Pic-des-Géants, etc. » La fièvre montagnarde ayant supplanté la fièvre cynégétique, Tartarin s'est trouvé nommé à l'unanimité président du Club des Alpines (P. C. A.). Mis au défi par ses concitoyens, il se voit contraint d'escalader de bien plus imposantes montagnes, et c'est ainsi qu'il se retrouve, piolet à la main, et cordes en bandoulière, au pied du Rigi (1797 m). Il a la surprise d'y trouver un compatriote, Bompard, avec lequel il va vivre des aventures épiques, tragiques, comiques, tragi-comiques, comme seuls des Tarasconnais peuvent en connaître dans ces contrées sauvages. Après le Rigi, la Jungfrau, après la Jungfrau, le Mont-Blanc, quo non ascendet ? (Jusqu'où ne montera-il pas ?) Dans leurs péripéties, nos héros croisent des nihilistes russes, des Anglais plus British que nature, des Allemands bons garçons, et des Suisses pour le moins industrieux (Daudet nous montre bien que leur sens de l'hospitalité cadre parfaitement avec les opportunités du tourisme alpestre, et leurs dispositions innées pour la banque et ses mystères) …
«
Tartarin sur les Alpes » est en effet un roman à plusieurs tiroirs : au-delà de l'odyssée tartarinesque, on peut voir en filigrane une satire de ces vautours du tourisme naissant, et une dénonciation aussi d'un snobisme de la montagne (comme il y a à la même époque un snobisme de la mer, ou un snobisme des stations thermales). D'un autre côté, Daudet, qui est aussi un poète, saisit la majesté des cimes, la beauté des neiges éternelles, ses descriptions sont toujours précises et évocatrices, « carte postale » si l'on veut, mais assez réalistes pour qu'on imagine parfaitement le décor dans lequel évoluent nos héros.
Comparé au premier Tartarin (celui de 1872), le ton est un peu moins enjoué, un peu moins caricatural. Notre Tartarin est plus vieux de treize ans, son statut de président lui a donné une certaine sagesse qui a mis un frein à son explosivité naturelle. (Peut-être faut-il également voir dans cette nouvelle approche, plus réaliste, en effet de la fréquentation par
Alphonse Daudet d'écrivains comme
Flaubert,
Zola et les frères Goncourt). Port-Tarascon, le troisième volume de la saga, aura une nuance encore plus sombre.