La Proie est un roman Monde.
Non pour sa taille respectable, les mille pages et dix milles cases de l'album faisant un peu figure d'argument marketting de première année d'école de commerce, mais bien pour l'univers foisonnant, riche et détaillé qu'a créé
David de Thuin au cours de ce voyage initiatique d'un naufragé à la recherche de son fils, accomplissant malgré lui une prophétie auquel, comme tout bon prophète, il ne croit pas, sur un continent étrange.
Sorte de chien antropomorphique, notre héros est surtout dépressif, perclus de culpabilité, ayant laissé sa mère et sa femme pour partir à la recherche de son propre père, il a entrainé son enfant pour finir par échouer sur un continent fermé de tout contact avec le monde extérieur et où s'est développé une flore et une faune particulière, et divers peuple sortes d'insectes évolués, les infectes, plus quelques races autres qu'on découvrira tout au long du voyage.
Claustrophobe, il devra, plus souvent qu'à son tour, descendre dans les entrailles de la terre pour échapper aux nombreux prédateurs qui le guettent sur son trajet vers la montagne où l'attend son destin : la Pire Ainée (jeu de mot douteux, mébon).
Dans sa quête, il sera aidé par divers infectes qui deviendront ses amis et alliés et dont on suivra les trajectoires parallèles au gré de leurs séparation car tous ne suivront pas le même chemin qui mène à l'accomplissement de la prophétie.
A travers ce récit fleuve,
David de Thuin offre surtout une très belle fable sur l'amitié, entre les individus d'abord, et entre les peuples ensuite, amitié remise en cause par les appétits de pouvoir de certains qui tentent de régner par la peur du changement, thème classique, mais indémodable.
L'histoire met un petit temps à monter - 80 pages tout de même, mais qu'est ce que c'est rapporté au 920 autres ? - parce que l'auteur semble mettre un peu de temps à trouver son rythme de narration.
Ces premières pages sont en effet coincé dans un gauffrier innamovible, toujours envahi de texte, ce qui rend le rythme de lecture assez monocorde...
Il faut donc attendre un bon paquet de page pour voir apparaître des cases muettes, et, surtout, exploser le gauffrier trondheimien du Lapinot et les carottes de Patagonie.
L'influence trondheimienne qu'on peut voir de façon superficielle dans le dessin de David de
Thuin se dilue d'ailleurs tout au long de l'histoire, évoluant vers un style beaucoup plus fluide et dynamique qui rappelle un peu l'école de Marcinelle et plus particulièrement les excellents Chlorophyles.
On retrouvera aussi dans certains personnages d'autres influences des grands anciens comme Will, avec un personnage qui fait irrésistiblement penser au "schnuffle-schuffle-snruffle" (je sais plus) d'Isabelle, qu'on retrouve dans le formidable album La Traboule de la Géhenne.
La subtilité des rapports entre les personnages, qui mettent du temps à s'apprivoiser, la subtile pédagogie qui permet à l'auteur de présenter son monde, les dialogues qui sortent des schémas convenus et une histoire bien troussée qui se boucle à tout point de vue font de ce livre un chef d'oeuvre.
La fabrication de l'ouvrage est tout à l'honneur des éditions glénat qui ont réussi là un magnifique codex qui échappe au côté bottin grâce à un soin particulier de la couverture en toilé sérigraphié.
Pour pinailler un peu...
On regrette que, par la suite, cette idéal de la rencontre trouve ses limites dans la fin de l'album, proposant à un peuple réunifié de rester dans un isolationnisme protecteur, une petite limite au propos de rencontre de l'autre. Cependant, la fin offre une ouverture et laisse à entendre que l'auteur n'a pas tout dit.
Le traitement au noir et blanc, nécessaire pour un ouvrage de cet ampleur, ne laisse pas quand même un peu de regret pour un travail de couleur qui pourrait magnifier totalement certaines planches. On se prend à rêver à un effort de colorisation narrative - et non de coloriage- de l'objet pour donner une nouvelle dimension au(x) continent(s) créé(s) par l'auteur.
Enfin, et c'est vraiment du petit pinaillage, le titre est assez peu raccord avec l'ouvrage.
LA PROIE... finalement, on se demande qui serait cette proie, certainement pas le héros qui, finalement, sera assez peu pourchassé.
Les autres protagonistes ont effectivement une peur panique du prédateur qui évoluera au cours de l'album (dont le final rappelle un peu le retour à la comté des héros du Seigneur des anneaux, ceux qui savent comprendront).
Mais finalement le concept de Proie est très secondaire dans l'album qui aurait mérité un titre plus chouette que ça. D'autant que c'est un titre finalement assez galvaudé dans la littérature ET dans la bd. Alors tant qu'à faire une oeuvre puissante et originale, pourquoi ne pas aussi lui donner un nom à sa mesure ?
La couverture, quoi que belle par sa fabrication est un peu limitée. Un seul petit dessin présentant le héros dans sa position de départ, allongé sur la place. On sent un choix volontairement minimal qui finalement colle assez peu au résultat choral de l'ouvrage.
Vu les qualités de dessin de David de
Thuin, on ne peut que regretter cet espèce de non-choix (si si) qui montre une fois de plus qu'un auteur dessinateur n'est pas forcément un graphiste (han !)
Mais, encore une fois, c'est du pinaillage tant l'album domine totalement toute la production actuelle en proposant un univers cohérent, un propos intelligent et des heures de lectures enthousiasmantes.
Je ne peux que vous encourage à devenir seigneur et maître de cette ouvrage. Et je croise les doigts pour que
David de Thuin continue cette oeuvre exceptionnelle comme le final nous le fait miroiter.