Je n'avais encore jamais lu
Chloé Delaume, j'en avais pourtant envie tant on m'avait vanté la beauté et la puissance de son écriture ainsi que l'intelligence de ses propos. C'est "
Pauvre Folle" qui s'est finalement frayé un chemin jusqu'à ma bibliothèque grâce notamment à une vidéo de l'auteure
Diglee qui le vante et le vend avec tellement de conviction et de talent qu'il est impossible de ne pas succomber à la tentation.
Clothilde est dans le train pour Heidegberg, elle fuit. Elle fuit parce que cela fait des mois qu'elle a le vertige, qu'elle est dans la tourmente, qu'elle craint de devenir folle. Folle d'amour et de douleur. Folle de brûler et d'espérer sans espoir. Elle fuit parce qu'elle a besoin de réfléchir à la situation qui la traverse et la transperce, parce qu'elle doit avancer sous peine de couler à pic, de mourir, là comme ça à cinquante ans, avant la fin du monde et les incendies. Clothilde fuit parce que son grand amour est revenu dans sa vie. Celui qu'elle a aimé comme jamais. Celui qui l'a faite souffrir comme jamais. Celui qui vit avec un autre. Celui qui aime comme Cyrano, à travers des mots mais qui ne l'aime pas, celui qui ne l'aime plus.
Cela pourrait ressembler à bien des histoires, cela pourrait être banal et au fond, ça l'est. Pourtant ça ne l'est pas parce que le récit -véritable autofiction- est porté par une idée merveilleuse de poésie et d'étrangeté: au fil des chapitres qui se succèdent, on voit Clothilde extirper littéralement de son crâne ses souvenirs les plus forts comme autant de petites pierres, de petits objets de verres et de couleurs qu'elle expose face à elle, dans lesquels elles replongent comme Rogue et Harry dans la pensine, comme une très vieille femme sur d'anciennes photos jaunies.
C'est étrange, c'est beau, c'est incroyablement cinématographique et les souvenirs en question chatoient. Certains sont satinés, doux. D'autres poissent, saignent, étouffent un cri.
Les premiers chapitres explorent l'enfance et l'adolescence de Clothilde, les souvenirs de la mère, le traumatisme fondateur de la mort de cette dernière tuée par le père de la narratrice, la bipolarité, les envies de mourir, le parcours chaotique, la prostitution, l'impossible guérison par l'écriture et toute la générosité de cette dernière. Ces chapitres, je les ai trouvés sublimes, j'en ai souligné bien des passages que j'ai lu et relu à voix haute pour en faire résonner toute la poésie.
Les chapitres suivants insistent sur les conséquences de cette enfance fracassée sur le parcours de la narratrice, sur son rapport blessé aux hommes. Tant de lucidité et pourtant tant de passion subie, c'est étrange, presque douloureux. En creux de son histoire personnelle et grâce à elle, Clothilde interroge enfin et plus largement les questions féministes qui traversent notre époque, l'après "Me too", l'impossible réconciliation entre féminisme et hétérosexualité avec autant de colère que de finesse, avec un pessimisme que je partage pas forcement mais qui m'a poussée à me questionner.
Finalement, c'est un roman bien étrange que "
Pauvre Folle" qui mêle engagement féministe et intellectuel, récit brûlant et à vif d'une passion folle; qui parvient à émouvoir et à bouleverser tout en étant parfois drolatique et tellement trash; qui constitue enfin et surtout un vibrant hommage à la poésie et à son inaltérable beauté. La langue y est sublime, vraiment.
Pour autant, si j'ai aimé cette lecture, je dois confesser que je ne l'ai pas adoré non plus. Je crois que j'ai été un peu déroutée par l'alternance quasi systématique et brutale entre les passages relatifs à la passion, au débordement et ceux plus réflexifs qui ont fini par me lasser. J'ai eu parfois l'impression de lire un essai, une tribune. Or, ce n'était pas ce que je voulais, ce que j'attendais là. Et puis, j'ai trop aimé les premiers chapitres pour ne pas avoir été déçue par les suivants. Cependant, je garde en tête et dans le coeur les souvenirs-objets, la beauté à couper le souffle de la langue et l'échange de Clothilde avec sa mère: "Moi, c'était sur Racine. le point commun, tu sais, c'est les alexandrins". Mon envie de relire Rimbaud aussi.