Une vingtaine d'années après la fin de la guerre,
Charlotte Delbo raconte ce qu'a été sa vie depuis son retour de Birkenau et Ravensbrück. Elle donne aussi la parole à ses compagnons de déportation, des femmes en majorité.
Chacune a eu son parcours. Certaines se sont mariées, ont eu des enfants. D'autres ont travaillé.
L'une d'elles dont le mari gagne bien sa vie, ne sort presque plus de chez elle, même en été, pour ne plus jamais avoir froid.
Une autre, après un mariage désastreux qu'elle pensait ne pas mériter après Auschwitz, a quitté la France pour Porto-Rico.
Marie-Louise, elle, semble mener une vie heureuse, dans une maison confortable. Mais quand Charlotte lui rend visite, elle constate que le mari de
Marie-Louise connaît tout de ce que sa femme a vécu et qu'il peut même lui souffler les noms ou les détails sur lesquels sa mémoire bute.
Françoise vit « en somnambule » depuis qu'elle a fait ses adieux à son mari, avant qu'il ne soit fusillé au Mont Valérien, avant qu'elle ne soit déportée. Ce qui est également l'histoire de
Charlotte Delbo.
Il y a Ida, juive, arrêtée à l'âge de quatorze ans, qui n'a retrouvé ni son père ni sa mère à son retour, et qui fait de temps en temps des crises d'angoisse qui ne préviennent pas et l'obligent à faire des cures de repos.
Marceline, elle aussi, fait chaque année ce qu'elle appelle « son anniversaire de typhus » : fièvre qui l'empêche de sortir de chez elle.
Il y a l'histoire incroyable de Loulou : à son retour, il avait dix-neuf ans, il n'y avait plus personne. L'appartement familial était occupé, et plus rien ne subsistait. Il s'est rapidement retrouvé à la rue. Il a alors été hospitalisé en service psychiatrique, où il a été soigné avec attention. Si bien que guéri, et n'étant attendu par personne, il a obtenu l'autorisation d'y rester. Il a fallu vingt ans à ses anciens compagnons de camp pour le retrouver dans cet hôpital...
Il y a celles qui ont des cauchemars souvent, celle qui a perdu le sommeil à force de ne pas vouloir dormir pour ne plus faire de cauchemars, celle dont la mémoire lui refuse les souvenirs du camp.
Mais toutes parlent de ce dédoublement constant dans lequel elles vivent. En apparence, menant des existences « normales », mais hantées au fond. Ayant perdu le sens de la joie, la capacité à être heureuses. Avec le sentiment d'avancer dans une dimension que personne ne peut concevoir. Personne sauf celles qui ont connu Birkenau ou Ravensbruck.
« En répondant à la question de Jeanne, je mesurais tout ce qui me faisait proche d'elle et des autres camarades. Seule l'une d'elles pouvait se permettre une question aussi directe, seule obtenir que j'y réponde tout droit, sans trouver indiscrète la question (...)
C'est sans doute ce qu'elles veulent dire, mes camarades, quand elles disent qu'elles se trouvent bien entre elles. Entre nous, il n'y a pas d'effort à faire, il n'y a pas de contrainte, pas même celle de la politesse usuelle. Entre nous, nous sommes nous. »
Voilà : quand on a lu ce livre-là, on sait qu'aucune fiction sur le sujet n'est possible.
Les seules personnes qui pourraient parler des camps, de la déportation, de la Shoah, sont celles qui en sont revenues. Mais nos mots n'y suffisent pas. Dans ce livre,
Charlotte Delbo et ses compagnes tentent de dire ce qui reste de leur existence, à leur retour. Elles cherchent les mots, les phrases, elles reviennent avec insistance sur ce qu'elles ressentent, mais elles constatent que rien ne peut exprimer ce qui n'a pas de mesure connue. Ce qui fait qu'elles ne redeviennent elles-mêmes qu'entre elles, celles qui ont survécu. La compréhension, elle est là, chacune sait de quoi la mémoire de l'autre est faite, il n'y a qu'elles qui savent et partagent, dans leurs corps, sur leur peau, dans leurs yeux, la blessure indescriptible de chaque souvenir.