Hier après-midi, pendant que je faisais l'école buissonnière, j'ai pris deux sacrés coups de soleil sur les épaules. Pendant ce temps, mes collègues étaient assis autour de la table ronde de la salle de réunion, à se creuser la binoche pour concocter le questionnaire d'embauche du futur alternant. Quand je vous disais que c'est de plus en plus compliqué de trouver un boulot. Même ce pauvre alternant qui sera payé 400€ par mois fait l'objet d'un minutieux examen. J'espère qu'il vit chez ses parents ou dans une chambre de bonne à ce prix-là. Ah oui, c'est vrai, il y a la prime d'objectif. le chef me disait : tu verras, c'est génial, ça met vraiment du beurre dans les épinards. On la reçoit tous les trois mois. J'ai touché 160€. Il va encore falloir que j'attende trois mois pour la prochaine. Entre temps, j'aurais tout dépensé pour les quelques anniversaires qu'il faut bien souhaiter. Rajoutons à cela la prime d'intéressement annuelle versée par le groupe Carrefour qui a racheté notre boîte il y a quelques années de cela, et dont le montant s'élève à 16€ et des poussières. Avec ça, je peux m'offrir un repas à Flunch, un peu comme si c'était jour de fête. Je pourrais peut-être même prendre un pichet de rosé. Dans ma bonté, je laisse tous ces privilèges au futur alternant qui me remplacera. Moi je serai au soleil à rien foutre pendant que lui, il sera enfermé dans cet open space avec la clim qui tourne à fond et qui te fait pointer les tétons comme un jour d'ovulation. Quand tu ressors de ce turbin après huit heures de boulot, t'as tellement de crottes au fond du pif que t'es obligé de te racler devant tout le monde en attendant le bus. Quand le bus arrive, il y a tellement de monde dedans qu'il n'y a même plus de place pour coller ses crottes. Moi, j'ai vingt-sept ans, je n'ai plus l'âge de galérer comme ça pour des cacahuètes. Je veux garder les mains propres. Et pendant que je réfléchissais à tout ça, pendant mon heure d'école buissonnière, échappant à la terrible interro à laquelle il faut que tout le monde participe, c'est le principe de la table ronde, qu'on ait quelque chose à dire ou qu'on s'en branle, je sirotais un kir pas dégueulasse qui devait être aux cassis. Je préfère le kir à la châtaigne mais on ne choisit pas toujours. Et le soleil me brûlait les épaules.
Le lendemain, je passai à la pharmacie pour acheter de la crème solaire. Jusqu'alors, je m'étais toujours soigneusement interdit d'acheter ce genre de connerie mais je commence à croire ce qu'on raconte dans les journaux et ce que me disent les gens bien intentionnés. 14.99€ le spray de 150 millilitres. Niveau quantité/prix, rien de plus correct. Il aurait fallu aller à Babou pour trouver moins cher, mais tant pis. Je sortis et rejoignis mon parterre de détente. Jusqu'à présent, le lieu secret où je me réfugiais pendant la pause déjeuner avait toujours été désert mais depuis que le soleil avait viré les nuages, le parc était rempli. Des groupes de gens réunis à cause du boulot plus que par véritable affinité étaient assis dans l'herbe et ils bouffaient de la merde. Ils portaient des casquettes. Ils préféraient quand même rester dans l'ombre. Je ne comprends pas. Pourquoi rester dans l'ombre si c'est pour être dehors ? Ou l'inverse peut-être. J'allai plus loin, sur mon piédestal en béton, contre le mur d'une tour aux parois revêtues de fenêtres réfléchissantes. On peut se regarder dedans sans jamais savoir si quelqu'un nous voit derrière. Autant dire que je prenais le plus grand soin à ne jamais croiser mon propre regard dans ces vitres. Je m'asseyais toujours à côté d'un vieux matelas en mousse défoncé. Un truc pour un clodo sans doute. le clodo ne vient sans doute plus depuis longtemps car le matelas ne bouge pas d'un jour sur l'autre. En dessous du piédestal, des buissons remplis de canettes de bières et de bouteilles en verre. du vin de pelure d'oignon. Jamais bu un truc pareil. Une fois j'avais bu un genre de liqueur d'ail mais c'est tout. Parfois, des odeurs de pisse viennent me flatter le museau. Mais comme le soleil est germinicide, j'ai l'espoir qu'avec les beaux jours, cette poisse marécageuse s'assèche et me foute la paix.
Au début, j'ai pas voulu mettre la crème solaire. Je venais de traverser le parc et j'avais peur que les gens désoeuvrés voient que je venais me faire bronzer exprès avec ma crème solaire. Ils auraient pu me prendre pour un genre d'
Arielle Dombasle, la honte. J'ai sorti mon bouquin pour me donner une contenance (
Le Buveur de
Hans Fallada, vachement mieux écrit que Vernon mais c'était un autre siècle) et j'ai commencé à lire mais au bout de quelques minutes, mes jambes viraient déjà à l'écrevisse. En général, je me prends un ou deux bons coups de soleil et ensuite ça bronze tout seul et je ne crains plus rien. Mais faut dire que jusqu'à présent, on a eu un temps de merde et le premier vrai bain de soleil à la mi-avril, ça fait un peu tard. Je préfère commencer en février/mars pour habituer la peau en douceur. Bon, je sors le spray de mon sac, je vérifie que personne se fout de ma gueule et je m'en recouvre sans oublier le nez, c'est terrible le nez, que ce soit l'hiver parce qu'il fait froid ou l'été parce que j'ai un coup de soleil, il ne rate jamais une occasion pour devenir rouge. Si je picole encore par-dessus tout ça, c'est foutu. Un vrai nez de poivrote. Je dois avoir du gène de
Bukowski en moi. Je reprends mon bouquin avec les mains poisseuses. Les cheminots sont en train de défiler sur la route derrière. Six jours en arrière ils faisaient le même cirque. C'était alors un vendredi, comme par hasard le jour où je me casse du boulot à midi et que je veux vite rentrer chez moi dans le silence et l'ennui. Eh bien non, figurez-vous qu'ils défilaient en se tordant le cul sur la route qu'emprunte habituellement mon bus. C'est assez hallucinant de voir des gens, comme ça, qui sacrifient leur pause déjeuner pour des actions politiques sans lendemain. La manif est à la politique ce que le coup d'un soir est à l'amour. Ils feraient bien mieux d'aller se prendre une bière et de pas y retourner au boulot, au lieu de se fatiguer comme ça à crier et à porter des banderoles trop lourdes pour leurs petits corps flétris. le soir, ils doivent être tellement fatigués d'avoir marché et gueulé comme ça qu'ils ne peuvent même plus baiser.
Ce deuxième tome de Vernon Subutex était bien moins passionnant que le premier. Sans doute qu'on commence à trop connaître les personnages et qu'il ne leur arrive plus grand-chose de fantastique, à part cette intrigue censée nous passionner concernant le parcours de Vernon. C'est un peu comme dans la vraie vie. On rencontre quelqu'un, il nous semble passionnant, on décide de vivre avec et on se rend compte qu'il ne se passe plus rien que la vie de tous les jours et on s'éloigne peu à peu. On est bien trop blasés, moi je vous le dis.