**** Rentrée Littéraire 2022 #6 ****
L'auteur, est né à la fin des années 90, et appartient à la première génération qui n'aura pas connu le monde sans les écrans. Qui aura découvert le réel à travers le virtuel. Une génération ensemble et séparée. Tout le monde est connecté, tout le monde est solitaire.
Nathan Denvers commence son roman par une scène paradoxale. En direct, sur facebook, dans le plus grand silence, Julien ouvre la fenêtre de son appartement, regarde sa caméra en selfie et se suicide. le suicide, c'est l'acte par excellence de l'autodestruction, et le selfie, c'est l'acte par excellence de l'affirmation de soi. Une mort à la fois en s'affirmant et en s'autodétruisant, à la fois sur les écrans et sur la vie, la mort elle-même est virtualisée. Une banalisation du mal.
Débute ensuite une analepse. L'histoire de deux hommes qui ne se connaissent pas et qui n'ont rien en commun. D'une part Julien Ribérat, un jeune homme qui a presque 30 ans, et déjà au bout de sa vie. Il est professeur de piano et ne supporte plus son métier. Il rêve d'être chanteur et pour couronner le tout il devient addict aux écrans. Il passe sa vie à sroller sur les réseaux, avec un sentiment de plus vivre. Et d'autre part, Adrien Sterner, le grand architecte du monde de demain, qui au contraire est une sorte de milliardaire prophétique, qui passe sa vie à relire la bible, plus particulièrement le nouveau testament, surtout l'apocalypse de Jean. Ce texte qui exprime la naissance de l'idée de paradis dans l'histoire de l'occident. Visionnaire, un peu à l'image de
Steve Jobs, d'
Elon Musk, de Zuckerberg et qui est l'inventeur de « l'Antimonde ». le premier métavers grandeur nature. Une plateforme virtuelle en 3D immersive, qui réplique la totalité de la planète terre auquel on accède en mettant un casque de réalité virtuelle, une combinaison, et qui permet de vivre une seconde vie à travers son avatar, dans un monde totalement virtuel, inexistant. Une vie plus folle, plus libre, plus riche, exploiter des perspectives qu'on n'a pas dans notre vraie vie.
L'auteur nous dresse le portrait de notre génération où le virtuel et le réel se réverbèrent, se mélangent, s'inversent et se pénètrent l'un l'autre sans cesse. Et même si technologiquement, le métavers est quelque chose de nouveau, ça ne fait que réactiver la pulsion la plus ancienne qui soit de l'humanité, la plus enracinée dans la condition humaine... le désir d'ailleurs, le désir de paradis, le désir d'une autre réalité et qui s'exprime dans la religion à travers le paradis, d'inventer un autre réel.
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Les liens artificiels » est un roman vertigineux, à la dimension de questionnement philosophique, à la fois poétique, musical, et apocalyptique avec une touche d'humour. La poésie et la musique occupent une place très importante à travers l'histoire de ce Julien, un peu poète, qui rêve d'être chanteur, et grand admirateur de Gainsbourg. L'apocalypse du réel à travers ce métavers, cette époque qui dépasse l'empire de la réalité et qui en finit avec les choses pour les remplacer par des mirages, par du fake, par des hologrammes, par des écrans etc... et apocalyptique aussi parce que l'apocalypse biblique est très présente dans le roman.
Au travers de ce roman, le rôle de la littérature est de se compromettre, de sortir de son espace naturel, d'aller là où elle n'a pas sa place, de se frotter à ce qui la menace. A l'heure où l'on dit toujours que les écrans menacent peut-être la lecture, menacent peut-être les livres, il est important de réconcilier les écrans et les livres. Malgré un sujet antilittéraire, Nathan Denvers essaie de faire sortir le roman de sa zone de confort, pour l'emmener là où il ne pouvait plus aller.
Cette histoire et une comédie racontée par un homme qui pleure, ou une tragédie racontée par un homme qui rit. Un peu comme les clairs-obscurs en peinture. C'est un livre « triste-drôle » à la fois.
A tous les rêveurs, à tous ceux qui ne sont pas satisfaits par la réalité, qui rêvent d'une autre vie, d'une autre identité, d'assouvir des rêves, une part d'eux-mêmes qu'ils n'ont pas pu accomplir et réaliser dans leur existence concrète. A tous ceux qui sont imprégnés dans l'océan des écrans, dans le tsunami des réseaux sociaux, dans ce monde de like, ce monde de story, de compte, d'ami virtuel, qui peuvent avoir l'impression d'une façon tout à fait naturelle que c'est un peu les livres contre les écrans. Quand on n'est un peu comme ça imprégné par les écrans, qu'on n'a pas l'impulsion naturelle d'aller vers un roman où on peut avoir l'impression que c'est un peu l'un contre l'autre. Avec «
Les liens artificiels »,
Nathan Devers réussit à faire rentrer les écrans dans les livres, et faire sortir les livres d'eux-mêmes pour aller vers les écrans....un gros coup de coeur !