Saleh Diab ou le quotidien cosmique
Emmanuel Hiriat
Poésie première N° 37
L'image poétique, lorsqu'elle est juste, nous apprend que la distance entre les êtres peut devenir l'occasion d'un déploiement du sens. Lorsqu'elle est juste, c'est-à-dire lorsqu'elle dévoile entre des choses disjointes une parenté profonde, autrement dit échappe au chaos pour retrouver le cosmos (ou le créer? peu importe au lecteur en définitive puisque pour lui cette expérience cosmique existe). Expérience de l'un multiple qui est celle de l'amour
« ô neige
qui écoute la neige »
C'est la qualité de l'image poétique qui m'a tout de suite séduit dans la poésie de
Saleh Diab. Je ne me demanderai pas ici ce qu'elle doit à la tradition de la poésie arabe, où l'image tient une place essentielle ; au christianisme, qui fait partie de l'itinéraire personnel de notre auteur ; au surréalisme… car plus que les racines c'est la fleur en définitive qui importe chez le poète, plus que les éléments, même vitaux, qu'il a su assimiler, la couleur unique qu'il a su donner au verbe. Je parle d'image, mais on notera en le lisant que l'image chez
Saleh Diab n'est pas seulement visuelle : elle fait appel à tous les sens et même a ce sens intérieur qu'est la conscience… Elle est image mais sans jamais avoir la fixité de la chose peinte : image écrite et creusement de l'écriture.
La poésie de
Saleh Diab est limpide comme un ruisseau : sa source est claire puisqu'il parle d'absence et d'amour, de l'autre et du même, de l'exil intérieur d'un sujet en quête de l'autre en lui et de lui en l'autre… le courant est transparent mais n'a jamais la transparence immobile des lacs : tout dans cette poésie est mouvement, métamorphose et glissement de l'image vers une autre image, rupture et reprise du rythme.
Ainsi ces deux strophes d'un bref poème que l'on retrouvera plus bas :
« la pluie sur l'herbe
écrit tendrement la tulipe
dans les hautes lucarnes
où pousse l'hirondelle »
rien d'obscur assurément et pourtant le trajet (mot soulignés) de l'image à l'écriture à l'image (double métamorphose qui, nul amateur de poésie ne s'en étonnera, est floraison), du dehors au-dedans au dehors, du végétal à l'hirondelle. L'image a un sens, disait Breton ; sans doute, mais l'image de
Saleh Diab est, comme nous venons de le voir, un échange, une flèche à deux pointes qui réunit l'un à l'autre et l'autre à l'un sans pourtant se limiter à créer entre eux une simple équivalence, même inattendue… Les deux termes de la métaphore sont emportés vers un même cheminement vers un ailleurs d'ores et déjà présent… Comme le note
Jean-Marc Debenedetti dans la préface qu'il a écrite pour
Une lune sèche veille sur ma vie, « L'auteur va à l'essentiel en nous restituant la fugacité de l'instant dans sa plus grande simplicité. Il confère à des sensations visuelles ou tactiles, de nature éminemment éphémère, une dimension métaphysique. […] le précaire, le provisoire, pourtant destinés à l'abîme ravageur du temps, obtiennent, dans l'athanor de sa vision, une réalité qui sait durer. »
Et l'on est frappé de voir comme on passe vite dans ces pages du concret à l'abstrait, de la fleur à l'étoile et de l'étoile au vide intérieur. le vide, car ce qui pourrait être merveilleux ou féerie n'est pas émerveillement et moins encore ivresse : la conscience cosmique devient tristesse légère, le mouvement un autre nom de l'absence et du manque, d'une inquiétude à la fois sensible et métaphysique qui nous rend cette poésie infiniment proche et familièrement profonde. Désespoir ? si l'on veut, mais au plus creux du vide le raisin sec acquiert une saveur nouvelle.
« une lune sèche
dans un livre
veille sur ma vie »
lune sèche, astre séché de la mort (en est-il plus mort ou métamorphosé en mort surmurie, étrange élixir des vendanges tardives du temps ?) qui cependant veille et semble, en son extrême sécheresse, un plus sûr allié de la vie que les astres trop facilement éclos.