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EAN : 9782874500725
Le Taillis Pré (05/11/2013)
4.5/5   3 notes
Résumé :
Poèmes traduits de l'arabe par Annie Salager et l'auteur

En vain
depuis dimanche dernier

je gaspille mes regards
sur la chaux du mur et des rêves

je lève la main
pour guider la porte et le temps
vers le bois

mes yeux
font l'inventaire de l'obscurité
alors que derrière moi la lune naît
à la fenêtre
Que lire après J'ai visité ma vieVoir plus
Critiques, Analyses et Avis (2) Ajouter une critique
UN CLAIR OBSCUR


J'ai toujours trouvé les poèmes de Stéphane Mallarmé d'une singulière clarté. Sous un apparent hermétisme langagier, ils racontent une histoire -l'histoire du poète. M'introduire dans ton histoire clame d'ailleurs le titre d'un poème où Mallarmé en appelle aussi bien au lecteur qu'à la muse inspiratrice -Méry Laurent, sans doute.
On pourrait, à l'inverse, se demander si un poème dépourvu d'hermétisme langagier et clair au premier degré, est capable de susciter un mariage dialectique avec l'obscur, avec cette « énigme » qui est essentielle et qui, l'écrivait Mallarmé, « est le but de la littérature ». L'obscurité du poème peut être évidente mais également sous-jacente -et c'est le tour de force de certains poèmes clairs de nous aboucher à l'obscur qui, de toute façon, nous habite.
On a vanté en France, dans les années 1980-1990, une « poésie du simple » qui, sous couvert d'éloge de la nature et d'un écologisme de bon ton, s'est révélée d'un simplisme affligeant, sans le nécessaire coup de rein qui mène le lecteur vers l'ailleurs convoité. On s'aperçoit aujourd'hui que n'est pas Yves Bonnefoy qui veut -Bonnefoy toujours attentif à la présence de ce qu'il nomme une « seconde simplicité ».
La poésie de Saleh Diab est claire mais jamais simpliste. Elle se donne d'emblée comme une poésie qui a comme support la vie de son auteur, ses exils, ses souffrances, ses amours. « J'ai visité ma vie » avoue le poète qui nous invite à une visite de sa propre visite -dédoublement propice à toutes les démystifications et à tous les émerveillements. Dès lors qu'il mise sur une certaine clarté, le poète prend le risque de voir le poème dériver vers un nombrilisme impénitent ou une confession complaisamment romantique. Saleh Diab évite heureusement ces écueils avec ce qu'on pourrait appeler l' aisance de la naïveté qui ne l'empêche pas de s'acheminer vers une vérité perverse. Car, n'en déplaise à d'aucuns, toute poésie digne de ce nom est quelque peu perverse. Elle se donne en se soustrayant à nous. Elle joue d'un manque qui devient le manque même du lecteur, par une alchimie où le poète, comme absent soudain, peut en dire davantage sur lui et sur ses masques incontournables. La poésie est, on le sait, un perpétuel jeu de condensations et de déplacements . Au départ, le damier est clair, mais la circulation des pions (des mots) s'obscurcit dans la perspective aimantée d'une victoire. Mais que la partie soit gagnée ou perdue, le joueur aura usé de tous les ressorts de la rouerie - la naïveté n'étant pas l'un des moindres . Poker menteur..
Voyons justement comment Saleh Diab opère dans les trois volets du présent triptyque où le style de l'auteur, qui ne connaît alors que l'arabe, est influencé par les traductions qu'il découvre avec passion (Baudelaire, Guillevic, la poésie chinoise et japonaise, puis bientôt une passion pour l'oeuvre de Séféris, et enfin, une approche du roman américain si proche du poème quand les auteurs s'appellent Melville, Hemingway, Carver). Saleh Diab est travaillé en sous-main par ces traductions qui le conduisent à prendre des libertés grammaticales avec l'arabe de son écriture et à remettre en question le statut un peu figé de l'image.
Le premier volet du recueil de Saleh Diab nous transporte donc -ou nous déporte- vers un « autre jardin ». Dans ce jardin, fleurissent des mots étranges venus se substituer aux simples mots arabes de la jeunesse syrienne du poète? Celui-ci consent d'emblée à ce curieux aveu:

« Je veille sur la parole
moi qui ne suis
plus rien dans la phrase ».

Oui, la poésie aligne des phrases (avec leurs contraintes grammaticales), mais le poète sait que les mots se déplacent hors des mots -sous les mots parfois, dans les maux toujours. Ces mots et ces maux, le poète exilé en capte l'étrangeté phonique, la musique secrète. Il s'avance vers une autre langue qui vise à éponger son malheur. Maître d'une « modernité » qui fascine tant les créateurs arabes, Baudelaire a déclaré: « Je ne conçois guère un type de Beauté où il n'y ait du Malheur »..
Le « jardin » de la France n'est pas, à l'évidence, des plus heureux car il débouche clairement « sur les plaines du déboire ». L'amour en est la caisse de résonance. Le poète veut aimer, se sent voué à l'amour. Mais à l'exaltation première, succède la crainte de l'échec, de la chute. Cette crainte est omni présente -et interdit à l'amour de passer par ces stations bien balisées que sont en Occident l'échange des regards, la promesse des yeux (à l'instar du « Ce fut comme une apparition » de L'Education sentimentale).L'amour, pour Saleh Diab, n'est jamais une affaire de regard, mais une affaire de voix -au point que le poète conçoit ainsi sa déclaration d'amour:

« regarder ta voix
souffler de loin
pour que l'obscurité
ne revienne plus
remplir mon sommeil ».

Regarder une voix, voilà qui n'est pas sans faire songer à l'enfant dans le ventre de sa mère et qui vit de sa voix aimée, de cette voix qui, sans doute, l'aime. La femme a dès lors moins besoin d'être regardée qu'écoutée.
Dans les secrets soubresauts de ses amours, le poète ne cesse de privilégier cette voix qui, au fil des années, gagne en ampleur dans les échanges amoureux. Car après le règne des missives, est venu le temps des messages fébrilement attendus et entendus sur nos téléphones portables...
La voix s'avère être l'arme secrète du poète pour se garder des mauvaises voies qu'il pourrait emprunter, des impasses auxquelles il pourrait être acculé. Si Saleh Diab parle de « déboire », son vocabulaire le pousse plus volontiers vers les mots « regret » et « remords » qui sont directement hérités des Fleurs du Mal de Baudelaire.
Le poète syrien se sent constamment sous « la lune » ou sous « le soleil » du « remords ». Saleh Diab affirme clairement:

« Il me convient de sculpter le remords »

ou encore:

« J'établis le manuscrit du remords ».

Appelé à s'exiler en France, Saleh Diab écrit:

« Je suis parti à Paris
exercer mon regret
afin qu'il vole ».

Regrets et remords s'entrelacent; ils sont les compagnons qui habitent l' « autre jardin » -celui où l'on rêve d'un amour qui interviendrait

« ...au moment juste
pour écrire un livre ».

Car aimer, c'est ce qui fait écrire et entraîne l'écriture vers son meilleur qui est aussi parfois son écueil -et qui suscite les questionnements essentiels: Le poète est-il inexorablement voué à sacrifier l'amour à son écriture? Est-il « le poète assassiné » dépeint par Apollinaire? Les plaines du déboire sont-elles toujours en vue?
Il y a un secret dilemme dans ces vers de Saleh Diab:

« Sur le chemin
de la maison

Te toucher
élève une demeure
d'espérance
qui fait que ma vie quitte
l'œuvre complète
de la neige ».

Sortir de « l'œuvre complète » à laquelle le destin voue le poète, serait-ce envisageable? A l'écriture, le toucher amoureux ne pourrait-il se substituer? La passion n'est-elle pas à même de nous conduire vers l'aimée

« comme des montagnes déchaînées
vers la mer »?

La mer, la mère..
Des bateaux passent, qui emportent l'amour au loin, le mettent hors de portée du phare esseulé du poète. Mais les rêves de fusion maternelle qui ont pu émailler le second volet du diptyque s'effondrent dans le troisième volet où la souffrance du poète se révèle être quasi animale à l'instar de ces

« Mille chiens
Qui revenaient le soir
Les oreilles baissées ».

La dépression est toute proche (« Je me pousse toute la journée / comme une brouette »). Heureusement, l'éloignement de Paris conduit le poète vers un « Sud-Ouest » porteur d'espérance. Il trouve en ce lieu la chaleur de maisons où, loin des lignes du métro et du RER, on sait

« ...touiller les carcasses
Et les cuisses de canard
Et regarder à travers la vitre
Le brouillard dériver derrière
Un faisan sauvage ».

L'ambiance idyllique ne saurait cependant durer. Et, une nouvelle fois, seule la voix peut sauver le poète de sa mélancolie native, sous la forme de ce qu'il qualifie d' « événement historique »:

« Ton coup de fil
Après une rupture qui a duré
Une semaine ».

La voix de l'aimée permet au poète de revivre -et de lui adresser, du coeur même de Paris, une « carte postale » où il exprime tout son bonheur d'être aimé.. Plusieurs poèmes de vrai bonheur naissent ainsi dans la grande ville à l'intention de la province si prometteuse. Mais à peine retrouve-t-il son aimée que le poète, malheureux de la sentir muette et comme absente, se surprend à vouloir, en sa présence, « lui envoyer un texto »... Ce drame de l'incommunicabilité trouvera sans doute son explication dans la phrase répétitive que l'aimée adresse désormais au poète:

« Tu n'as fait que perdre
Ton temps et pour que je t'aime
Tu dois trouver un travail
Mais sans le chercher ».

L'aimée sait intuitivement que le poète est, à l'instar du mot célèbre de Picasso, non celui qui « cherche », mais celui qui « trouve ». Il s'agit certes d'un « travail » mais qui sape l'expression et surtout l'expansion de l'amour. Loin d'être l'ennemie du poète qui l'aime, l'aimée en fait plutôt, comme l'a cruellement désigné Apollinaire, son « enchanteur pourrissant ».Elle lui donne la secrète musique d'un chant impossible. Les poèmes de Saleh Diab sont toujours accompagnés -ou plutôt taraudés- par une musique qui n'arrive pas à traduire l'amour mais seulement son défaut, sa défaite. Dans l'émouvant « Morceau numéro trois », on voit le poète conduire comme à tombeau ouvert une voiture où, « pendant plus de dix mille kilomètres », il écoute « le morceau numéro 2 »:

« J'écoute le morceau n°2
Je file à travers les années
Les mois les saisons les fêtes
Les enterrements et les anniversaires
J'écoute le morceau n°2
Le morceau qui précède
Ton morceau préféré »

Le poète vit donc en perpétuel décalage -en avance sur une musique dont il craint que jamais elle ne lui appartienne et en retard aussi sur cette musique qui, « dès qu'elle devient nette », est « brouillée par des parasites » liés sans doute à une « boîte de vitesse » mal maîtrisée. Et le poète d’ aboutir à ce triste constat:

« Toute chose dans ma vie
Est à l'image de cette musique
Elle arrive parasitée éreintée
Et j'échoue
A saisir le nom de son compositeur ».

Vivre en compagnie d'une musique « qui persiste à disparaître », c'est le lot du poète, même s'il aspire à brûler toutes les étapes du parcours. Mais s'il s'arrête dans une cabine téléphonique pour tenter d'entendre encore la voix de son aimée, le poète ne voit bientôt plus que son propre « souffle » qui « a embué les vitres ».

« La musique savante manque à notre désir » écrit Rimbaud au terme du « Conte » de ses Illuminations.
La quête effrénée d'une musique qui incarnerait l'amour avoue sa défaite dans le poème de Saleh Diab, intitulé « Monter et descendre ». Les notes musicales sont habituées, elles, à monter et à descendre sur la partition, mais ici il n'est plus question de partition, seulement de partance, puisque l'aimée a jeté hors de chez elle toutes les affaires du poète -dans des sacs qu'il doit monter chercher pour les redescendre et où il aperçoit ses CD soudain dérisoires. Ça ne chante plus en lui qui se contente de rassembler les feuillets d'un calepin où figurent « les numéros codés » de ses maîtresses, qu'il laisse « une fois pour toutes / Dans la cave ».
L'échec n'était-il pas nécessaire -et perversement souhaité? Il n'existe peut-être pas de « bonne pointure » à l'amour, mais seulement des variations montantes et descendantes. Et il y a donc un grand « regret » à voir que les choses sont ainsi, tournent ainsi. Et surnage le « remords » de n'avoir pu maintenir l'amour à son sommet et de devoir toujours le pousser à la mort -à une sorte de « re-mort ».
Visiter sa vie, c'est souvent tenter de clarifier l'obscur qui nous habite, la pulsion qui nous fait rouler des milliers de kilomètres pour rien. Si le désir aspire à se dire, la musique en brouille inlassablement les pistes. Raconter sa vie, pour un vrai poète, c'est avouer sa difficulté d'être et débusquer une « musique savante » qui transcende toutes les langues et qui jamais de « la vraie vie » ne démord. Dans un clair très obscur.


Daniel Leuwers



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J'ai visité ma vie
2013


UN CLAIR OBSCUR


J'ai toujours trouvé les poèmes de Stéphane Mallarmé d'une singulière clarté. Sous un apparent hermétisme langagier, ils racontent une histoire -l'histoire du poète. M'introduire dans ton histoire clame d'ailleurs le titre d'un poème où Mallarmé en appelle aussi bien au lecteur qu'à la muse inspiratrice -Méry Laurent, sans doute.
On pourrait, à l'inverse, se demander si un poème dépourvu d'hermétisme langagier et clair au premier degré, est capable de susciter un mariage dialectique avec l'obscur, avec cette « énigme » qui est essentielle et qui, l'écrivait Mallarmé, « est le but de la littérature ». L'obscurité du poème peut être évidente mais également sous-jacente -et c'est le tour de force de certains poèmes clairs de nous aboucher à l'obscur qui, de toute façon, nous habite.
On a vanté en France, dans les années 1980-1990, une « poésie du simple » qui, sous couvert d'éloge de la nature et d'un écologisme de bon ton, s'est révélée d'un simplisme affligeant, sans le nécessaire coup de rein qui mène le lecteur vers l'ailleurs convoité. On s'aperçoit aujourd'hui que n'est pas Yves Bonnefoy qui veut -Bonnefoy toujours attentif à la présence de ce qu'il nomme une « seconde simplicité ».
La poésie de Saleh Diab est claire mais jamais simpliste. Elle se donne d'emblée comme une poésie qui a comme support la vie de son auteur, ses exils, ses souffrances, ses amours. « J'ai visité ma vie » avoue le poète qui nous invite à une visite de sa propre visite -dédoublement propice à toutes les démystifications et à tous les émerveillements. Dès lors qu'il mise sur une certaine clarté, le poète prend le risque de voir le poème dériver vers un nombrilisme impénitent ou une confession complaisamment romantique. Saleh Diab évite heureusement ces écueils avec ce qu'on pourrait appeler l' aisance de la naïveté qui ne l'empêche pas de s'acheminer vers une vérité perverse. Car, n'en déplaise à d'aucuns, toute poésie digne de ce nom est quelque peu perverse. Elle se donne en se soustrayant à nous. Elle joue d'un manque qui devient le manque même du lecteur, par une alchimie où le poète, comme absent soudain, peut en dire davantage sur lui et sur ses masques incontournables. La poésie est, on le sait, un perpétuel jeu de condensations et de déplacements . Au départ, le damier est clair, mais la circulation des pions (des mots) s'obscurcit dans la perspective aimantée d'une victoire. Mais que la partie soit gagnée ou perdue, le joueur aura usé de tous les ressorts de la rouerie - la naïveté n'étant pas l'un des moindres . Poker menteur..
Voyons justement comment Saleh Diab opère dans les trois volets du présent triptyque où le style de l'auteur, qui ne connaît alors que l'arabe, est influencé par les traductions qu'il découvre avec passion (Baudelaire, Guillevic, la poésie chinoise et japonaise, puis bientôt une passion pour l'oeuvre de Séféris, et enfin, une approche du roman américain si proche du poème quand les auteurs s'appellent Melville, Hemingway, Carver). Saleh Diab est travaillé en sous-main par ces traductions qui le conduisent à prendre des libertés grammaticales avec l'arabe de son écriture et à remettre en question le statut un peu figé de l'image.
Le premier volet du recueil de Saleh Diab nous transporte donc -ou nous déporte- vers un « autre jardin ». Dans ce jardin, fleurissent des mots étranges venus se substituer aux simples mots arabes de la jeunesse syrienne du poète? Celui-ci consent d'emblée à ce curieux aveu:

« Je veille sur la parole
moi qui ne suis
plus rien dans la phrase ».

Oui, la poésie aligne des phrases (avec leurs contraintes grammaticales), mais le poète sait que les mots se déplacent hors des mots -sous les mots parfois, dans les maux toujours. Ces mots et ces maux, le poète exilé en capte l'étrangeté phonique, la musique secrète. Il s'avance vers une autre langue qui vise à éponger son malheur. Maître d'une « modernité » qui fascine tant les créateurs arabes, Baudelaire a déclaré: « Je ne conçois guère un type de Beauté où il n'y ait du Malheur »..
Le « jardin » de la France n'est pas, à l'évidence, des plus heureux car il débouche clairement « sur les plaines du déboire ». L'amour en est la caisse de résonance. le poète veut aimer, se sent voué à l'amour. Mais à l'exaltation première, succède la crainte de l'échec, de la chute. Cette crainte est omni présente -et interdit à l'amour de passer par ces stations bien balisées que sont en Occident l'échange des regards, la promesse des yeux (à l'instar du « Ce fut comme une apparition » de L'Education sentimentale).L'amour, pour Saleh Diab, n'est jamais une affaire de regard, mais une affaire de voix -au point que le poète conçoit ainsi sa déclaration d'amour:

« regarder ta voix
souffler de loin
pour que l'obscurité
ne revienne plus
remplir mon sommeil ».

Regarder une voix, voilà qui n'est pas sans faire songer à l'enfant dans le ventre de sa mère et qui vit de sa voix aimée, de cette voix qui, sans doute, l'aime. La femme a dès lors moins besoin d'être regardée qu'écoutée.
Dans les secrets soubresauts de ses amours, le poète ne cesse de privilégier cette voix qui, au fil des années, gagne en ampleur dans les échanges amoureux. Car après le règne des missives, est venu le temps des messages fébrilement attendus et entendus sur nos téléphones portables...
La voix s'avère être l'arme secrète du poète pour se garder des mauvaises voies qu'il pourrait emprunter, des impasses auxquelles il pourrait être acculé. Si Saleh Diab parle de « déboire », son vocabulaire le pousse plus volontiers vers les mots « regret » et « remords » qui sont directement hérités des Fleurs du Mal de Baudelaire.
Le poète syrien se sent constamment sous « la lune » ou sous « le soleil » du « remords ». Saleh Diab affirme clairement:

« Il me convient de sculpter le remords »

ou encore:

« J'établis le manuscrit du remords ».

Appelé à s'exiler en France, Saleh Diab écrit:

« Je suis parti à Paris
exercer mon regret
afin qu'il vole ».

Regrets et remords s'entrelacent; ils sont les compagnons qui habitent l' « autre jardin » -celui où l'on rêve d'un amour qui interviendrait

« ...au moment juste
pour écrire un livre ».

Car aimer, c'est ce qui fait écrire et entraîne l'écriture vers son meilleur qui est aussi parfois son écueil -et qui suscite les questionnements essentiels: le poète est-il inexorablement voué à sacrifier l'amour à son écriture? Est-il « le poète assassiné » dépeint par Apollinaire? Les plaines du déboire sont-elles toujours en vue?
Il y a un secret dilemme dans ces vers de Saleh Diab:

« Sur le chemin
de la maison

Te toucher
élève une demeure
d'espérance
qui fait que ma vie quitte
l'oeuvre complète
de la neige ».

Sortir de « l'oeuvre complète » à laquelle le destin voue le poète, serait-ce envisageable? A l'écriture, le toucher amoureux ne pourrait-il se substituer? La passion n'est-elle pas à même de nous conduire vers l'aimée

« comme des montagnes déchaînées
vers la mer »?

La mer, la mère..
Des bateaux passent, qui emportent l'amour au loin, le mettent hors de portée du phare esseulé du poète. Mais les rêves de fusion maternelle qui ont pu émailler le second volet du diptyque s'effondrent dans le troisième volet où la souffrance du poète se révèle être quasi animale à l'instar de ces

« Mille chiens
Qui revenaient le soir
Les oreilles baissées ».

La dépression est toute proche (« Je me pousse toute la journée / comme une brouette »). Heureusement, l'éloignement de Paris conduit le poète vers un « Sud-Ouest » porteur d'espérance. Il trouve en ce lieu la chaleur de maisons où, loin des lignes du métro et du RER, on sait

« ...touiller les carcasses
Et les cuisses de canard
Et regarder à travers la vitre
Le brouillard dériver derrière
Un faisan sauvage ».

L'ambiance idyllique ne saurait cependant durer. Et, une nouvelle fois, seule la voix peut sauver le poète de sa mélancolie native, sous la forme de ce qu'il qualifie d' « événement historique »:

« Ton coup de fil
Après une rupture qui a duré
Une semaine ».

La voix de l'aimée permet au poète de revivre -et de lui adresser, du coeur même de Paris, une « carte postale » où il exprime tout son bonheur d'être aimé.. Plusieurs poèmes de vrai bonheur naissent ainsi dans la grande ville à l'intention de la province si prometteuse. Mais à peine retrouve-t-il son aimée que le poète, malheureux de la sentir muette et comme absente, se surprend à vouloir, en sa présence, « lui envoyer un texto »... Ce drame de l'incommunicabilité trouvera sans doute son explication dans la phrase répétitive que l'aimée adresse désormais au poète:

« Tu n'as fait que perdre
Ton temps et pour que je t'aime
Tu dois trouver un travail
Mais sans le chercher ».

L'aimée sait intuitivement que le poète est, à l'instar du mot célèbre de Picasso, non celui qui « cherche », mais celui qui « trouve ». Il s'agit certes d'un « travail » mais qui sape l'expression et surtout l'expansion de l'amour. Loin d'être l'ennemie du poète qui l'aime, l'aimée en fait plutôt, comme l'a cruellement désigné Apollinaire, son « enchanteur pourrissant ».Elle lui donne la secrète musique d'un chant impossible. Les poèmes de Saleh Diab sont toujours accompagnés -ou plutôt taraudés- par une musique qui n'arrive pas à traduire l'amour mais seulement son défaut, sa défaite. Dans l'émouvant « Morceau numéro trois », on voit le poète conduire comme à tombeau ouvert une voiture où, « pendant plus de dix mille kilomètres », il écoute « le morceau numéro 2 »:

« J'écoute le morceau n°2
Je file à travers les années
Les mois les saisons les fêtes
Les enterrements et les anniversaires
J'écoute le morceau n°2
Le morceau qui précède
Ton morceau préféré »

Le poète vit donc en perpétuel décalage -en avance sur une musique dont il craint que jamais elle ne lui appartienne et en retard aussi sur cette musique qui, « dès qu'elle devient nette », est « brouillée par des parasites » liés sans doute à une « boîte de vitesse » mal maîtrisée. Et le poète d' aboutir à ce triste constat:

« Toute chose dans ma vie
Est à l'image de cette musique
Elle arrive parasitée éreintée
Et j'échoue
A saisir le nom de son compositeur ».

Vivre en compagnie d'une musique « qui persiste à disparaître », c'est le lot du poète, même s'il aspire à brûler toutes les étapes du parcours. Mais s'il s'arrête dans une cabine téléphonique pour tenter d'entendre encore la voix de son aimée, le poète ne voit bientôt plus que son propre « souffle » qui « a embué les vitres ».

« La musique savante manque à notre désir » écrit Rimbaud au terme du « Conte » de ses Illuminations.
La quête effrénée d'une musique qui incarnerait l'amour avoue sa défaite dans le poème de Saleh Diab, intitulé « Monter et descendre ». Les notes musicales sont habituées, elles, à monter et à descendre sur la partition, mais ici il n'est plus question de partition, seulement de partance, puisque l'aimée a jeté hors de chez elle toutes les affaires du poète -dans des sacs qu'il doit monter chercher pour les redescendre et où il aperçoit ses CD soudain dérisoires. Ça ne chante plus en lui qui se contente de rassembler les feuillets d'un calepin où figurent « les numéros codés » de ses maîtresses, qu'il laisse « une fois pour toutes / Dans la cave ».
L'échec n'était-il pas nécessaire -et perversement souhaité? Il n'existe peut-être pas de « bonne pointure » à l'amour, mais seulement des variations montantes et descendantes. Et il y a donc un grand « regret » à voir que les choses sont ainsi, tournent ainsi. Et surnage le « remords » de n'avoir pu maintenir l'amour à son sommet et de devoir toujours le pousser à la mort -à une sorte de « re-mort ».
Visiter sa vie, c'est souvent tenter de clarifier l'obscur qui nous habite, la pulsion qui nous fait rouler des milliers de kilomètres pour rien. Si le désir aspire à se dire, la musique en brouille inlassablement les pistes. Raconter sa vie, pour un vrai poète, c'est avouer sa difficulté d'être et débusquer une « musique savante » qui transcende toutes les langues et qui jamais de « la vraie vie » ne démord. Dans un clair très obscur.


Daniel LEUWERS
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Citations et extraits (5) Ajouter une citation


Je pense à toi
sur mon chemin
pour trouver la maison
pour voyager tranquille
vers le soir
et arriver indemne
au matin

en passant
la longue file des jours
aux cous inclinés tels des
portraits de Modigliani
je traverse midi
où la désolation
est un olivier luisant

chaque fois que je ferme
mes yeux sur ton odeur
je vois la petite main
de la rose
mes pensées bleuissent
deviennent cerfs-volants
mon cœur divague
plus qu’une fenêtre

j’ouvre la porte
j’entre doucement
pour que ton sommeil se promène
à la manière d’un ange


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Deux mains
     
Qu’une larme fleurisse
dans la larme qui suit
mais les mains gardent les yeux clos
     
‘Dans un autre jardin’, p. 41
     
- - -
     
Migration
     
Soudain
lorsqu’il a replié son regard
personne
n’a arrêté la migration des oiseaux
de ses mots
     
sa voix
est imbibée de paroles
une touche de bleu
sèche
sur sa vie
     
‘Touche de bleu’, p. 73
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Je suis fatigué de porter mes mains
je me suis posé dans mon silence
sur un grand rocher

c’est le bruit
que la joie laisse derrière elle
quand elle part avec ses parures et ses colliers

dans un pays comme celui-ci
où sont enterrées la forêt et les pierres
cela ne signifie rien
d’accompagner ta main avec ton salut
ni de faire voler tes lèvres avec un baiser
tu ouvres le coffret fermé de l’aïeule
ou tu amènes du bleu dans l’église
les morts
ne pensent qu’aux fleurs
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La quarantaine

quelqu'un s'en va
j'attends un peu
puis je ferme la porte
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Mon regret

n'est plus un gamin
c'est le moment juste
pour écrire un livre
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