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Citations sur Essais sur la peinture - Salons de 1759 - 1761 - 1763 (21)

C’est celui-ci qui est un peintre ; c’est celui-ci qui est un coloriste.

Il y a au Salon plusieurs petits tableaux de Chardin ; ils représentent presque tous des fruits avec les accessoires d’un repas. C’est la nature même ; les objets sont hors de la toile et d’une vérité à tromper les yeux.

Celui qu’on voit en montant l’escalier mérite surtout l’attention. L’artiste a placé sur une table un vase de vieille porcelaine de la Chine, deux biscuits, un bocal rempli d’olives, une corbeille de fruits, deux verres à moitié pleins de vin, une bigarade avec un pâté.

Pour regarder les tableaux des autres, il semble que j’aie besoin de me faire des yeux ; pour voir ceux de Chardin, je n’ai qu’à garder ceux que la nature m’a donnés et m’en bien servir.

Si je destinais mon enfant à la peinture, voilà le tableau que j’achèterais. « Copie-moi cela, lui dirais-je, copie-moi cela encore. » Mais peut-être la nature n’est-elle pas plus difficile à copier.

C’est que ce vase de porcelaine est de la porcelaine ; c’est que ces olives sont réellement séparées de l’œil par l’eau dans laquelle elles nagent ; c’est qu’il n’y a qu’à prendre ces biscuits et les manger, cette bigarade l’ouvrir et la presser, ce verre de vin et le boire, ces fruits et les peler, ce pâté et y mettre le couteau.

C’est celui-ci qui entend l’harmonie des couleurs et des reflets. Ô Chardin ! ce n’est pas du blanc, du rouge, du noir que tu broies sur ta palette : c’est la substance même des objets, c’est l’air et la lumière que tu prends à la pointe de ton pinceau et que tu attaches sur la toile [8].

Après que mon enfant aurait copié et recopié ce morceau, je l’occuperais sur la Raie dépouillée du même maître. L’objet est dégoûtant, mais c’est la chair même du poisson, c’est sa peau, c’est son sang ; l’aspect même de la chose n’affecterait pas autrement. Monsieur Pierre, regardez bien ce morceau, quand vous irez à l’Académie, et apprenez, si vous pouvez, le secret de sauver par le talent le dégoût de certaines natures.

On n’entend rien à cette magie. Ce sont des couches épaisses de couleur appliquées les unes sur les autres et dont l’effet transpire de dessous en dessus. D’autres fois, on dirait que c’est une vapeur qu’on a soufflée sur la toile ; ailleurs, une écume légère qu’on y a jetée. Rubens, Berghem, Greuze, Loutherbourg vous expliqueraient ce faire bien mieux que moi ; tous en feront sentir l’effet à vos yeux. Approchez-vous, tout se brouille, s’aplatit et disparaît ; éloignez-vous, tout se recrée et se reproduit.

On m’a dit que Greuze montant au Salon et apercevant le morceau de Chardin que je viens de décrire, le regarda et passa en poussant un profond soupir. Cet éloge est plus court et vaut mieux que le mien.

Qui est-ce qui payera les tableaux de Chardin, quand cet homme rare ne sera plus ? Il faut que vous sachiez encore que cet artiste a le sens droit et parle à merveille de son art.

Ah ! mon ami, crachez sur le rideau d’Apelle et sur les raisins de Zeuxis. On trompe sans peine un artiste impatient et les animaux sont mauvais juges en peinture. N’avons-nous pas vu les oiseaux du jardin du Roi aller se casser la tête contre la plus mauvaise des perspectives ? Mais c’est vous, c’est moi que Chardin trompera quand il voudra.

1763
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Un jeune homme fut consulté par sa famille sur la manière dont il voulait qu’on fît peindre son père. C’était un ouvrier en fer : « Mettez-lui, dit-il, son habit de travail, son bonnet de forge, son tablier ; que je le voie à son établi avec une lancette ou autre ouvrage à la main ; qu’il éprouve ou qu’il repasse, et surtout n’oubliez pas de lui faire mettre ses lunettes sur le nez. » Ce projet ne fut point suivi ; on lui envoya un beau portrait de son père, en pied, avec une belle perruque, un bel habit, de beaux bas, une belle tabatière à la main ; le jeune homme, qui avait du goût et de la vérité dans le caractère, dit à sa famille en la remerciant : « Vous n’avez rien fait qui vaille, ni vous, ni le peintre ; je vous avais demandé mon père de tous les jours, et vous ne m’avez envoyé que mon père des dimanches…[5] » C’est par la même raison que M. de La Tour, si vrai, si sublime d’ailleurs, n’a fait, du portrait de M. Rousseau, qu’une belle chose, au lieu d’un chef-d’œuvre qu’il en pouvait faire. J’y cherche le censeur des lettres, le Caton et le Brutus de notre âge ; je m’attendais à voir Épictète en habit négligé, en perruque ébouriffée, effrayant, par son air sévère, les littérateurs, les grands et les gens du monde ; et je n’y vois que l’auteur du Devin du village, bien habillé, bien peigné, bien poudré, et ridiculement assis sur une chaise de paille ; et il faut convenir que le vers de M. de Marmontel dit très-bien ce qu’est M. Rousseau, et ce qu’on devrait trouver, et ce qu’on cherche en vain dans le tableau de M. de La Tour [6]. On a exposé cette année dans le Salon un tableau de la Mort de Socrate, qui a tout le ridicule qu’une composition de cette espèce pouvait avoir. On y fait mourir sur un lit de parade le philosophe le plus austère et le plus pauvre de la Grèce. Le peintre n’a pas conçu combien la vertu et l’innocence, près d’expirer au fond d’un cachot, sur un lit de paille, sur un grabat, ferait une représentation pathétique et sublime.
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Examen du clair-obscur.

Si une figure est dans l’ombre, elle est trop ou trop peu ombrée, si, la comparant aux figures plus éclairées, et la faisant par la pensée avancer à leur place, elle ne nous inspire pas un pressentiment vif et certain qu’elle le serait autant qu’elles. Exemple de deux personnes qui montent d’une cave, dont l’une porte une lumière, et que l’autre suit. Si celle-ci a la quantité de lumière ou d’ombre qui lui convient, vous sentirez qu’en la plaçant sur la même marche que celle-là, elle s’éclairera successivement, de manière que, parvenue sur cette marche, elles seront toutes deux également éclairées.

Moyen technique de s’assurer si les figures sont ombrées sur le tableau comme elles le seraient en nature. C’est de tracer sur un plan celui de son tableau ; d’y disposer des objets, soit à la même distance que ceux du tableau, soit à des distances relatives, et de comparer les lumières des objets du plan aux lumières des objets du tableau. Elles doivent être, de part et d’autre, ou les mêmes, ou dans les mêmes rapports. La scène d’un peintre peut être aussi étendue qu’il le désire ; cependant il ne lui est pas permis de placer partout des objets ; il est des lointains où les formes de ces objets n’étant plus sensibles, il est ridicule de les y jeter, puisqu’on ne met un objet sur la toile que pour le faire apercevoir et distinguer tel. Ainsi, quand la distance est telle qu’à cette distance les caractères qui individualisent les êtres ne se font plus distinguer, qu’on prendrait, par exemple, un loup pour un chien, ou un chien pour un loup, il ne faut plus en mettre. Voilà peut-être un cas où il ne faut plus peindre la nature.

Tous les possibles ne doivent point avoir lieu en bonne peinture ; car il y a tel concours d’événements dont on ne peut nier la possibilité, mais dont la combinaison est telle qu’on voit que peut-être ils n’ont jamais eu lieu, et ne l’auront peut-être jamais. Les possibles qu’on peut employer, ce sont les possibles vraisemblables, ce sont ceux où il y a plus à parier pour que contre, qu’ils ont passé de l’état de possibilité à l’état d’existence dans un certain temps limité par celui de l’action. Exemple : il se peut faire qu’une femme soit surprise par les douleurs de l’enfantement en pleine campagne ; il se peut faire qu’elle y trouve une crèche ; il est possible que cette crèche soit appuyée contre les ruines d’un ancien monument ; mais la rencontre possible de cet ancien monument est à sa rencontre réelle, comme l’espace entier où il peut y avoir des crèches est à la partie de cet espace qui est occupée par d’anciens monuments. Or ce rapport est infiniment petit ; il n’y faut donc avoir aucun égard ; et cette circonstance est absurde, à moins qu’elle ne soit donnée par l’histoire, ainsi que les autres circonstances de l’action. Il n’en est pas ainsi des bergers, des chiens, des hameaux, des troupeaux, des voyageurs, des arbres, des ruisseaux, des montagnes et de tous les autres objets qui sont dispersés dans les campagnes, et qui les constituent. Pourquoi peut-on les mettre dans la peinture dont il s’agit, et sur le champ du tableau ? Parce qu’ils se trouvent plus souvent dans la scène de la nature qu’on se propose d’imiter, qu’il n’arrive qu’ils ne s’y trouvent pas. La proximité ou la rencontre d’un ancien monument est aussi ridicule que le passage d’un empereur dans le moment de l’action. Ce passage est possible, mais d’un possible trop rare pour être employé ; celui d’un voyageur ordinaire l’est aussi, mais d’un possible si commun que l’emploi n’en a rien que de naturel. Il faut que le passage de l’empereur ou la présence de la colonne soit donné par l’histoire.

Deux sortes de peintures ; l’une qui, plaçant l’œil tout aussi près du tableau qu’il est possible, sans le priver de sa faculté de voir distinctement, rend les objets dans tous les détails qu’il aperçoit à cette distance, et rend ces détails avec autant de scrupule que les formes principales ; en sorte qu’à mesure que le spectateur s’éloigne du tableau, à mesure il perd de ses détails, jusqu’à ce qu’enfin il arrive à une distance où tout disparaisse, en sorte qu’en s’approchant de cette distance où tout est confondu, les formes commencent peu à peu à se faire discerner, et successivement les détails à se recouvrer, jusqu’à ce que l’œil replacé en son premier et moindre éloignement, il voit dans les objets du tableau les variétés les plus légères et les plus minutieuses. Voilà la belle peinture, voilà la véritable imitation de la nature. Je suis, par rapport à ce tableau, ce que je suis par rapport à la nature, que le peintre a prise pour modèle ; je la vois mieux à mesure que mon œil s’en approche ; je la vois moins bien à mesure que mon œil s’en éloigne. Mais il est une autre peinture qui n’est pas moins dans la nature, mais qui ne l’imite parfaitement qu’à une certaine distance ; elle n’est, pour ainsi parler, imitatrice que dans un point ; c’est celle où le peintre n’a rendu vivement et fortement que les détails qu’il a aperçus dans les objets du point qu’il a choisi ; au delà de ce point, on ne voit plus rien ; c’est pis encore en deçà. Son tableau n’est point un tableau ; depuis sa toile jusqu’à son point de vue on ne sait ce que c’est. Il ne faut pourtant pas blâmer ce genre de peinture ; c’est celui du fameux Rembrandt. Ce nom seul en fait suffisamment l’éloge.

D’où l’on voit que la loi de tout finir a quelque restriction : elle est d’observation absolue dans le premier genre de peinture dont j’ai parlé dans l’article précédent ; elle n’est pas de même nécessité dans le second genre. Le peintre y néglige tout ce qui ne s’aperçoit dans les objets que dans les points plus voisins du tableau que celui qu’il a pris pour son point de vue.

Exemple d’une idée sublime de Rembrandt : Rembrandt a peint une Résurrection du Lazare ; son Christ a l’air d’un tristo : il est à genoux sur le bord du sépulcre ; il prie, et l’on voit s’élever deux bras du fond du sépulcre.

Exemple d’une autre espèce : il n’y aurait rien de si ridicule qu’un homme peint en habit neuf au sortir de chez son tailleur, ce tailleur fût-il le plus habile homme de son temps. Mieux un habit collerait sur les membres, plus la figure serait la figure d’un homme de bois, outre ce que le peintre perdrait du côté de la variété des formes et des lumières qui naissent des plis et du chiffonnage des vieux habits. Il y a encore une raison qui agit en nous, sans que nous nous en apercevions ; c’est qu’un habit n’est neuf que pendant quelques jours, et qu’il est vieux pendant longtemps, et qu’il faut prendre les choses dans l’état qu’elles ont d’une manière la plus durable. D’ailleurs il y a dans un habit vieux une multitude infinie de petits accidents intéressants ; de la poudre, des boutons manquants, et tout ce qui tient de l’user. Tous ces accidents rendus réveillent autant d’idées et servent à lier les différentes parties de l’ajustement : il faut de la poudre pour lier la perruque à cet habit.
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Et malheur aux peintres, si celui qui parcourt une galerie y porte jamais ces principes ! Heureux le temps où ils seront populaires ! C’est la lumière générale de la nation qui empêche le souverain, le ministre et l’artiste de faire des sottises. O sacra reverentia plebis ! Il n’y en a pas un qui ne soit tenté de s’écrier : « Canaille, combien je me donne de peine, pour obtenir de toi un signe d’approbation ! »

Il n’y a pas un artiste qui ne vous dise qu’il sait tout cela mieux que moi. Répondez-lui de ma part que toutes ses figures lui crient qu’il en a menti.

Il y a des objets que l’ombre fait valoir, d’autres qui deviennent plus piquants à la lumière. La tête des brunes s’embellit dans la demi-teinte, celle des blondes à la lumière.

Il est un art de faire les fonds, surtout aux portraits. Une loi assez générale, c’est qu’il n’y ait au fond aucune teinte qui, comparée à une autre teinte du sujet, soit assez forte pour l’étouffer ou arrêter l’œil.
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C’est l’instant du jour, la saison, le climat, le site, l’état du ciel, le lieu de la lumière, qui en rendent le ton général fort ou faible, triste ou piquant. Celui qui éteint la lumière s’impose la nécessité de donner du corps à l’air même, et d’apprendre à mon œil à mesurer l’espace vide par des objets interposés et graduellement affaiblis. Quel homme, s’il sait se passer du grand agent, et produire sans son secours un grand effet !

Méprisez ces gauches repoussoirs, si grossièrement, si bêtement placés, qu’il est impossible d’en méconnaître l’intention. On a dit qu’en architecture, il fallait que les parties principales se tournassent en ornements ; il faut, en peinture, que les objets essentiels se tournent en repoussoirs. Il faut que dans une composition les figures se lient, s’avancent, se reculent, sans ces intermédiaires postiches, que j’appelle des chevilles ou des bouche-trous. Téniers avait une autre magie.

Mon ami, les ombres ont aussi leurs couleurs. Regardez attentivement les limites et même la masse de l’ombre d’un corps blanc ; et vous y discernerez une infinité de points noirs et blancs interposés. L’ombre d’un corps rouge se teint de rouge ; il semble que la lumière, en frappant l’écarlate, en détache et emporte avec elle des molécules. L’ombre d’un corps avec la chair et le sang de la peau, forme une faible teinte jaunâtre. L’ombre d’un corps bleu prend une nuance de bleu ; et les ombres et les corps reflètent les uns sur les autres. Ce sont ces reflets infinis des ombres et des corps qui engendrent l’harmonie sur votre bureau, où le travail et le génie ont jeté la brochure à côté du livre, le livre à coté du cornet, le cornet au milieu de cinquante objets disparates de nature, de forme et de couleur. Qui est-ce qui observe ? qui est-ce qui connaît ? qui est-ce qui exécute ? qui est-ce qui fond tous ces effets ensemble ? qui est-ce qui en connaît le résultat nécessaire ? La loi en est pourtant bien simple ; et le premier teinturier à qui vous portez un échantillon d’étoffe nuancée, jette la pièce d’étoffe blanche dans sa chaudière, et sait l’en tirer teinte comme vous l’avez désirée. Mais le peintre observe lui-même cette loi sur sa palette, quand il mêle ses teintes. Il n’y a pas une loi pour les couleurs, une loi pour la lumière, une loi pour les ombres ; c’est partout la même.
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Je connais un portrait peint par Le Sueur ; vous jureriez que la main droite est hors de la toile, et repose sur la bordure. On vante singulièrement ce merveilleux dans la jambe et le pied du Saint Jean-Batiste de Raphaël, qui est au Palais-Royal. Ces tours (le l’ail ont été fréquents dans tous les temps et chez tous les peuples. J’ai vu un Arlequin, ou un Scaramouche de Gillot, dont la lanterne était à un demi-pied du corps. Quelle est la tête de La Tour autour de laquelle l’œil ne tourne pas ? Où est le morceau de Chardin, ou même de Roland de La Porté, où l’air ne circule pas entre les verres, les fruits et les bouteilles ? Le bras du Jupiter foudroyant d’Apelle saillait hors de la toile, menaçait l’impie, l’adultère, s’avançait vers sa tête. Peut-être n’appartiendrait-il qu’à un grand maître de déchirer le nuage qui enveloppait Enée, de me le montrer comme il apparut à la crédule et facile reine de Carthage :

Circumfusa repente
Scindit se nubes, et in aethera purgat apertum.
Virg. Æneid. lib. I, v. 590.

Avec tout cela, ce n’est pas là la grande partie, la partie difficile du clair-obscur. La voici :

Imaginez, comme dans la géométrie des indivisibles de Cavalleri [3], toute la profondeur de la toile coupée, n’importe en quel sens, par une infinité de plans infiniment petits. Le difficile, c’est la dispensation juste de la lumière et des ombres, et sur chacun de ces plans, et sur chaque tranche infiniment petite des objets qui les occupent ; ce sont les échos, les reflets de toutes ces lumières les unes sur les autres. Lorsque cet effet est produit (mais où et quand l’est-il ?) l’œil est arrêté, il se repose. Satisfait partout, il se repose partout ; il s’avance, il s’enfonce, il est ramené sur sa trace. Tout est lié, tout tient. L’art et l’artiste sont oubliés. Ce n’est plus une toile, c’est la nature, c’est une portion de l’univers qu’on a devant soi.

Le premier pas vers l’intelligence du clair-obscur, c’est une étude des règles de la perspective. La perspective approche les parties des corps, ou les fait fuir, par la seule dégradation de leurs grandeurs, par la seule projection de leurs parties, vues à travers un plan interposé entre l’œil et l’objet, et attachées, ou sur ce plan même, ou sur un plan supposé au delà de l’objet.

Peintres, donnez quelques instants à l’étude de la perspective ; vous en serez bien récompensés par la facilité et la sûreté que vous en retrouverez dans la pratique de votre art. Réfléchissez-y un moment ; et vous concevrez que le corps d’un prophète enveloppé de toute sa volumineuse draperie, et sa barbe touffue, et ses cheveux qui se hérissent sur son front, et ce linge pittoresque qui donne un caractère divin à sa tête, sont assujettis dans tous leurs points aux mêmes principes que le polyèdre. À la longue, l’un ne vous embarrassera pas plus que l’autre. Plus vous multiplierez le nombre idéal de vos plans, plus vous serez corrects et vrais ; et ne craignez pas d’être froids par une condition de plus ou de moins ajoutée à votre technique.

Ainsi que la couleur générale d’un tableau, la lumière générale a son ton. Plus elle est forte et vive, plus les ombres sont limitées, décidées et noires. Éloignez successivement la lumière d’un corps, et successivement vous en affaiblirez l’éclat et l’ombre. Éloignez-la davantage encore, et vous verrez la couleur d’un corps prendre un ton monotone, et son ombre s’amincir, pour ainsi dire, au point que vous n’en discernerez plus les limites. Rapprochez la lumière, le corps s’éclairera, et son ombre se terminera. Au crépuscule, presque plus d’effet de lumière sensible, presque aucune ombre particulière discernable. Comparez une scène de la nature, dans un jour et sous un soleil brillant, avec la même scène sous un ciel nébuleux. Là, les lumières et les ombres seront fortes ; ici, tout sera faible et gris. Mais vous avez vu cent fois ces deux scènes se succéder en un clin d’œil, lorsqu’au milieu d’une campagne immense quelque nuage épais, porté par les vents qui régnaient dans la partie supérieure de l’atmosphère, tandis que la partie qui vous entourait était immobile et tranquille, allait à votre insu s’interposer entre l’astre du jour et la terre. Tout a perdu subitement son éclat. Une teinte, un voile triste, obscur et monotone est tombé rapidement sur la scène. Les oiseaux même en ont été surpris, et leur chant suspendu. Le nuage a passé, tout a repris son éclat, et les oiseaux ont recommencé leur ramage.
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Tout ce que j’ai compris de ma vie du clair-obscur.

Le clair-obscur est la juste distribution des ombres et de la lumière. Problème simple et facile, lorsqu’il n’y a qu’un objet régulier ou qu’un point lumineux ; mais problème dont la difficulté s’accroît à mesure que les formes de l’objet sont variées ; à mesure que la scène s’étend, que les êtres s’y multiplient, que la lumière y arrive de plusieurs endroits, et que les lumières sont diverses. Ah ! mon ami, combien d’ombres et de lumières fausses dans une composition un peu compliquée ! combien de licences prises ! en combien d’endroits la vérité sacrifiée à l’effet !

On appelle un effet de lumière, en peinture, ce que vous avez vu dans le tableau de Corésus [1] un mélange des ombres et de la lumière, vrai, fort et piquant : moment poétique, qui vous arrête et vous étonne. Chose difficile, sans doute, mais moins peut-être qu’une distribution graduée, qui éclairerait la scène d’une manière diffuse et large, et où la quantité de lumière serait accordée à chaque point de la toile, eu égard à sa véritable exposition et à sa véritable distance du corps lumineux : quantité que les objets environnants font varier en cent manières diverses, plus ou moins sensibles, selon les pertes et les emprunts qu’ils occasionnent.

Rien de plus rare que l’unité de lumière dans une composition, surtout chez les paysagistes. Ici, c’est du soleil ; là, de la lune ; ailleurs, une lampe, un flambeau, ou quelque autre corps enflammé. Vice commun, mais difficile à discerner. Il y a aussi des caricatures d’ombres et de lumières, et toute caricature est de mauvais goût.

Si, dans un tableau, la vérité des lumières se joint à celle de la couleur, tout est pardonné, du moins dans le premier instant. Incorrections de dessin, manque d’expression, pauvreté de caractères, vices d’ordonnance, on oublie tout ; on demeure extasié, surpris, enchaîné, enchanté.

S’il nous arrive de nous promener aux Tuileries, au bois de Houlogne, ou dans quelque endroit écarté des Champs-Élysées, sous quelques-uns de ces vieux arbres épargnés parmi tant d’autres qu’on a sacrifiés au parterre et à la vue de l’hôtel de Pompadour [2] sur la fin d’un beau jour, au moment où le soleil plonge ses rayons obliques à travers la masse touffue de ces arbres, dont les branches entremêlées les arrêtent, les renvoient, les brisent, les rompent, les dispersent sur les troncs, sur la terre, entre les feuilles, et produisent autour de nous une variété infinie d’ombres fortes, d’ombres moins fortes, de parties obscures, moins obscures, éclairées, plus éclairées, tout à fait éclatantes : alors les passages de l’obscurité à l’ombre, de l’ombre à la lumière, de la lumière au grand éclat, sont si doux, si touchants, si merveilleux, que l’aspect d’une branche, d’une feuille, arrête l’œil et suspend la conversation au moment même le plus intéressant. Nos pas s’arrêtent involontairement ; nos regards se promènent sur la toile magique, et nous nous écrions : « Quel tableau ! Oh ! que cela est beau ! ». Il semble que nous considérions la nature comme le résultat de l’art ; et, réciproquement, s’il arrive que le peintre nous répète le même enchantement sur la toile, il semble que nous regardions l’effet de l’art comme celui de la nature. Ce n’est pas au Salon, c’est dans le fond d’une forêt, parmi les montagnes que le soleil ombre et éclaire, que Loutherbourg et Vernet sont grands.

Le ciel répand une teinte générale sur les objets. La vapeur de l’atmosphère se discerne au loin ; près de nous son effet est moins sensible ; autour de moi les objets gardent toute la force et toute la variété de leurs couleurs ; ils se ressentent moins de la teinte de l’atmosphère et du ciel ; au loin, ils s’effacent, ils s’éteignent ; toutes leurs couleurs se confondent ; et la distance qui produit cette confusion, cette monotonie, les montre tout gris, grisâtres, d’un blanc mat ou plus ou moins éclairé, selon le lieu de la lumière et l’effet du soleil ; c’est le même effet que celui de la vitesse avec laquelle on tourne un globe tacheté de différentes couleurs, lorsque cette vitesse est assez grande pour lier les taches et réduire leurs sensations particulières de rouge, de blanc, de noir, de bleu, de vert, à une sensation unique et simultanée.

Que celui qui n’a pas étudié et senti les effets de la lumière et de l’ombre dans les campagnes, au fond des forêts, sur les maisons des hameaux, sur les toits des villes, le jour, la nuit, laisse là les pinceaux ; surtout qu’il ne s’avise pas d’être paysagiste. Ce n’est pas dans la nature seulement, c’est sur les arbres, c’est sur les eaux de Vernet, c’est sur les collines de Loutherbourg, que le clair de la lune est beau.

Un site peut sans doute être délicieux. Il est sûr que de hautes montagnes, que d’antiques forêts, que des ruines immenses en imposent. Les idées accessoires qu’elles réveillent sont grandes. J’en ferai descendre, quand il me plaira. Moïse ou Numa. La vue d’un torrent, qui tombe à grand bruit à travers des rochers escarpés qu’il blanchit de son écume, me fera frissonner. Si je ne le vois pas, et que j’entende au loin son fracas, « C’est ainsi, me dirai-je, que ces fléaux si fameux dans l’histoire ont passé : le monde reste, et tous leurs exploits ne sont plus qu’un vain bruit perdu qui m’amuse. » Si je vois une verte prairie, de l’herbe tendre et molle, un ruisseau qui l’arrose, un coin de forêt écarté qui me promette du silence, de la fraîcheur et du secret, mon âme s’attendrira ; je me rappellerai celle que j’aime : « Où est-elle ? m’écrierai-je ; pourquoi suis-je seul ici ? » Mais ce sera la distribution variée des ombres et des lumières qui ôtera ou donnera à toute la scène son charme général. Qu’il s’élève une vapeur qui attriste le ciel, et qui répande sur l’espace un ton grisâtre et monotone, tout devient muet, rien ne m’inspire, rien ne m’arrête ; et je ramène mes pas vers ma demeure.
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On dit qu’il y a des couleurs amies et des couleurs ennemies ; et l’on a raison, si l’on entend qu’il y en a qui s’allient si difficilement, qui tranchent tellement les unes à côté des autres, que l’air et la lumière, ces deux harmonistes universels, peuvent à peine nous en rendre le voisinage immédiat supportable. Je n’ai garde de renverser dans l’art l’ordre de l’arc-en-ciel. L’arc-en-ciel est en peinture ce que la basse fondamentale est en musique ; et je doute qu’aucun peintre entende mieux cette partie qu’une femme un peu coquette, ou une bouquetière qui sait son métier. Mais je crains bien que les peintres pusillanimes ne soient partis de là pour restreindre pauvrement les limites de l’art, et se faire un petit technique facile et borné, ce que nous appelons entre nous un protocole. En effet, il y a tel protocolier en peinture, si humble serviteur de l’arc-en-ciel, qu’on peut presque toujours le deviner. S’il a donné telle ou telle couleur à un objet, on peut être sûr que l’objet voisin sera de telle ou telle couleur. Ainsi la couleur d’un coin de leur toile étant donnée, on sait tout le reste. Toute leur vie, ils ne font plus que transporter ce coin. C’est un point mouvant, qui se promène sur une surface, qui s’arrête et se place où il lui plaît, mais qui a toujours le même cortège ; il ressemble à un grand seigneur qui n’aurait qu’un habit avec ses valets sous la même livrée. Ce n’est pas ainsi qu’en usent Vernet et Chardin ; leur intrépide pinceau se plaît à entremêler avec la plus grande hardiesse, la plus grande variété et l’harmonie la plus soutenue, toutes les couleurs de la nature avec toutes leurs nuances. Ils ont pourtant un technique propre et limité, je n’en doute point : et je le découvrirais, si je voulais m’en donner la peine ; c’est que l’homme n’est pas Dieu ; c’est que l’atelier de l’artiste n’est pas la nature.

Vous pourriez croire que, pour se fortifier dans la couleur, un peu d’étude des oiseaux et des fleurs ne nuirait pas. Non, mon ami ; jamais cette imitation ne donnera le sentiment de la chair. Voyez ce que devient Bachelier, quand il a perdu de vue sa rose, sa jonquille et son œillet. Proposez à Mme Vien de faire un portrait, et portez ensuite ce portrait à La Tour. Mais non, ne le lui portez pas ; le traître n’estime aucun de ses confrères assez pour lui dire

vérité. Proposez-lui plutôt à lui, qui sait faire de la chair, de peindre une étoffe, un ciel, un œillet, une prune avec sa vapeur, une pêche avec son duvet, et vous verrez avec quelle supériorité il s’en tirera. Et ce Chardin, pourquoi prend-on ses imitations d’êtres inanimés pour la nature même ? C’est qu’il fait de la chair quand il lui plaît.

Mais ce qui achève de rendre fou le grand coloriste, c’est la vicissitude de cette chair ; c’est qu’elle s’anime et qu’elle se flétrit d’un clin d’œil à l’autre ; c’est que, tandis que l’œil de l’artiste est attaché à la toile, et que son pinceau s’occupe à me rendre, je passe ; et que, lorsqu’il retourne la tête, il ne me retrouve plus. C’est l’abbé Le Blanc qui s’est présenté à mon idée ; et j’ai bâillé d’ennui. C’est l’abbé Trublet qui s’est montré ; et j’ai l’air ironique. C’est mon ami Grimm ou ma Sophie qui m’ont apparu ; et mon cœur a palpité, et la tendresse et la sérénité se sont répandues sur mon visage ; la joie me sort par les pores de la peau, le cœur s’est dilaté, les petits réservoirs sanguins ont oscillé, et la teinte imperceptible du fluide qui s’en est échappé a versé de tous côtés l’incarnat et la vie. Les fruits, les fleurs changent sous le regard attentif de La Tour et de Bachelier. Quel supplice n’est donc pas pour eux le visage de l’homme, cette toile qui s’agite, se meut, s’étend, se détend, se colore, se ternit selon la multitude infinie des alternatives de ce souffle léger et mobile qu’on appelle l’âme !

Mais j’allais oublier de vous parler de la couleur de la passion ; j’étais pourtant tout contre. Est-ce que chaque passion n’a pas la sienne ? Est-elle la même dans tous les instants d’une passion ? La couleur a ses nuances dans la colère. Si elle enflamme le visage, les yeux sont ardents ; si elle est extrême, et qu’elle serre le cœur au lieu de le détendre, les yeux s’égarent, la pâleur se répand sur le front et sur les joues, les lèvres deviennent tremblantes et blanchâtres. Une femme garde-t-elle le même teint dans l’attente du plaisir, dans les bras du plaisir, au sortir de ses bras ? Ah ! mon ami, quel art que celui de la peinture ! J’achève en une ligne ce que le peintre ébauche à peine en une semaine ; et son malheur, c’est qu’il sait, voit et sent comme moi, et qu’il ne peut rendre et se satisfaire ; c’est que le sentiment le portant en avant, le trompe sur ce qu’il peut, et lui fait gâter un chef-d’œuvre : il était, sans s’en douter, sur la dernière limite de l’art.
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Mais ce qui rend le vrai coloriste rare, c’est le maître qu’il adopte. Pendant un temps infini, l’élève copie les tableaux de ce maître, et ne regarde pas la nature ; c’est-à-dire qu’il s’habitue à voir par les yeux d’un autre et qu’il perd l’usage des siens. Peu à peu il se fait une technique qui l’enchaîne, et dont il ne peut ni s’affranchir ni s’écarter ; c’est une chaîne qu’il s’est mise à l’œil, comme l’esclave à son pied. Voilà l’origine de tant de faux coloris ; celui qui copiera d’après La Grenée copiera éclatant et solide ; celui qui copiera d’après Le Prince sera rougeâtre et briqueté ; celui qui copiera d’après Greuze sera gris et violâtre ; celui qui étudiera Chardin sera vrai. Et de là cette variété de jugements du dessin et de la couleur, même entre les artistes. L’un vous dira que le Poussin est sec ; l’autre, que Rubens est outré ; et moi, je suis le Lilliputien qui leur frappe doucement sur l’épaule, et qui les avertit qu’ils ont dit une sottise.

On a dit que la plus belle couleur qu’il y eût au monde, était cette rougeur aimable dont l’innocence, la jeunesse, la santé, la modestie et la pudeur coloraient les joues d’une fille ; et l’on a dit une chose qui n’était pas seulement fine, touchante et délicate, mais vraie ; car c’est la chair qu’il est difficile de rendre ; c’est ce blanc onctueux, égal sans être pâle ni mat ; c’est ce mélange de rouge et de bleu qui transpire imperceptiblement ; c’est le sang, la vie qui font le désespoir du coloriste. Celui qui a acquis le sentiment de la chair, a fait un grand pas ; le reste n’est rien en comparaison. Mille peintres sont morts sans avoir senti la chair ; mille autres mourront sans l’avoir sentie.

La diversité de nos étoffes et de nos draperies n’a pas peu contribué à perfectionner l’art de colorier. Il y a un prestige dont il est difficile de se garantir, c’est celui d’un grand harmoniste. Je ne sais comment je vous rendrai clairement ma pensée. Voilà sur une toile une femme vêtue de satin blanc ; couvrez le reste du tableau, et ne regardez que le vêtement ; peut-être ce satin vous paraîtra-t-il sale, mat, peu vrai ; mais restituez cette femme au milieu des objets dont elle est environnée, et en même temps le satin et sa couleur reprendront leur effet. C’est que tout le ton est trop faible ; mais chaque objet perdant proportionnellement, le défaut de chacun vous échappe : il est sauvé par l’harmonie. C’est la nature vue à la chute du jour.

Le ton général de la couleur peut être faible sans être faux. Le ton général de la couleur peut être faible sans que l’harmonie soit détruite ; au contraire, c’est la vigueur de coloris qu’il est difficile d’allier avec l’harmonie.

Faire blanc et faire lumineux, sont deux choses fort diverses. Tout étant égal d’ailleurs entre deux compositions, la plus lumineuse vous plaira sûrement davantage ; c’est la différence du jour et de la nuit.

Quel est donc pour moi le vrai, le grand coloriste ? C’est celui qui a pris le ton de la nature et des objets bien éclairés, et qui a su accorder son tableau.

Il y a des caricatures de couleur connue de dessin ; et toute caricature est de mauvais goût.
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Mes petites idées sur la couleur.

C’est le dessin qui donne la forme aux êtres ; c’est la couleur qui leur donne la vie. Voilà le souffle divin qui les anime.

Il n’y a que les maîtres dans l’art qui soient bons juges du dessin, tout le monde peut juger de la couleur.

On ne manque pas d’excellents dessinateurs ; il y a peu de grands coloristes. Il en est de même en littérature : cent froids logiciens pour un grand orateur ; dix grands orateurs pour un poëte sublime. Un grand intérêt fait éclore subitement un homme éloquent ; quoi qu’en dise Helvétius, on ne ferait pas dix bons vers, même sous peine de mort.

Mon ami, transportez-vous dans un atelier ; regardez travailler l’artiste. Si vous le voyez arranger bien symétriquement ses teintes et ses demi-teintes tout autour de sa palette, ou si un quart d’heure de travail n’a pas confondu tout cet ordre, prononcez hardiment que cet artiste est froid, et qu’il ne fera rien qui vaille. C’est le pendant d’un lourd et pesant érudit qui a besoin d’un passage, qui monte à son échelle, prend et ouvre son auteur, vient à son bureau, copie la ligne dont il a besoin, remonte à l’échelle, et remet le livre à sa place. Ce n’est pas là l’allure du génie.

Celui qui a le sentiment vif de la couleur, a les yeux attachés sur sa toile ; sa bouche est entr’ouverte ; il halète ; sa palette est l’image du chaos. C’est dans ce chaos qu’il trempe son pinceau ; et il en tire l’œuvre de la création, et les oiseaux et les nuances dont leur plumage est teint, et les fleurs et leur velouté, et les arbres et leurs différentes verdures, et l’azur du ciel, et la vapeur des eaux qui les ternit, et les animaux, et les longs poils, et les taches variées de leur peau, et le feu dont leurs yeux étincellent. Il se lève, il s’éloigne, il jette un coup d’œil sur son œuvre ; il se rassied ; et vous allez voir naître la chair, le drap, le velours, le damas, le taffetas, la mousseline, la toile, le gros linge, l’étoffe grossière ; vous verrez la poire jaune et mûre tomber de l’arbre, et le raisin vert attaché au cep.

Mais pourquoi y a-t-il si peu d’artistes qui sachent rendre la chose à laquelle tout le monde s’entend ? Pourquoi cette variété de coloristes, tandis que la couleur est une en nature ? La disposition de l’organe y fait sans doute. L’œil tendre et faible ne sera pas ami des couleurs vives et fortes. L’homme qui peint répugnera à introduire dans son tableau les effets qui le blessent dans la nature. Il n’aimera ni les rouges éclatants, ni les grands blancs. Semblable à la tapisserie dont il couvrira les murs de son appartement, sa toile sera coloriée d’un ton faible, doux et tendre ; et communément il vous restituera par l’harmonie ce qu’il vous refusera en vigueur. Mais pourquoi le caractère, l’humeur même de l’homme n’influeraient-ils pas sur son coloris ? Si sa pensée habituelle est triste, sombre et noire ; s’il fait toujours nuit dans sa tête mélancolique et dans son lugubre atelier ; s’il bannit le jour de sa chambre ; s’il cherche la solitude et les ténèbres, n’aurez-vous pas raison de vous attendre à une scène vigoureuse peut-être, mais obscure, terne et sombre ? S’il est ictérique, et qu’il voie tout jaune, comment s’empêchera-t-il de jeter sur sa composition le même voile jaune que son organe vicié jette sur les objets de nature, et qui le chagrine lorsqu’il vient à comparer l’arbre vert qu’il a dans son imagination avec l’arbre jaune qu’il a sous ses yeux ?

Soyez sûr qu’un peintre se montre dans son ouvrage autant et plus qu’un littérateur dans le sien. Il lui arrivera une fois de sortir de son caractère, de vaincre la disposition et la pente de son organe. C’est comme l’homme taciturne et muet qui élève une fois la voix : l’explosion faite, il retombe dans son état naturel, le silence. L’artiste triste, ou né avec un organe faible, produira une fois un tableau vigoureux de couleur ; mais il ne tardera pas à revenir à son coloris naturel.

Encore un coup, si l’organe est affecté, quelle que soit son affection, il répandra sur tous les corps, interposera entre eux et lui une vapeur qui flétrira la nature et son imitation.

L’artiste, qui prend de la couleur sur sa palette, ne sait pas toujours ce qu’elle produira sur son tableau. En effet, à quoi compare-t-il cette couleur, cette teinte sur sa palette ? À d’autres teintes isolées, à des couleurs primitives. Il fait mieux ; il la regarde où il l’a préparée, et il la transporte d’idée dans l’endroit où elle doit être appliquée. Mais combien de fois ne lui arrive-t-il pas de se tromper dans cette appréciation ! En passant de la palette sur la scène entière de la composition, la couleur est modifiée, affaiblie, rehaussée, et change totalement d’effet. Alors l’artiste tâtonne, manie, remanie, tourmente sa couleur. Dans ce travail, sa teinte devient un composé de diverses substances qui réagissent plus ou moins les unes sur les autres, et tôt ou tard se désaccordent.

En général donc, l’harmonie d’une composition sera d’autant plus durable que le peintre aura été plus sûr de l’effet de son pinceau ; aura touché plus fièrement, plus librement ; aura moins remanié, tourmenté sa couleur ; l’aura employée plus simple et plus franche.

On voit des tableaux modernes perdre leur accord en très-peu de temps ; on en voit d’anciens qui se sont conservés frais, harmonieux et vigoureux, malgré le laps du temps. Cet avantage me semble être plutôt la récompense du faire, que l’effet de la qualité des couleurs.

Rien, dans un tableau, n’appelle comme la couleur vraie ; elle parle à l’ignorant comme au savant. Un demi-connaisseur passera sans s’arrêter devant un chef-d’œuvre de dessin, d’expression, de composition ; l’œil n’a jamais négligé le coloriste.
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