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Michel Delon (Éditeur scientifique)
EAN : 9782070426256
190 pages
Gallimard (17/09/2002)
3.34/5   726 notes
Résumé :
Les Tahitiennes sont fières de montrer leur gorge, d'exciter les désirs, de provoquer les hommes à l'amour. Elles s'offrent sans fausse pudeur aux marins européens qui débarquent d'un long périple. Dans les marges du récit que Bougainville a donné de son voyage, Diderot imagine une société en paix avec la nature, en accord avec elle-même. Mais l'arrivée des Européens avec leurs maladies physiques et surtout morales ne signifie-t-elle pas la fin de cette vie heureuse... >Voir plus
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Critiques, Analyses et Avis (42) Voir plus Ajouter une critique
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Diderot, qui se prénomme Denis comme moi, est un de mes philosophes favoris. Mais parfois il me déçoit. Là, non.
C'est « un dialogue dans le dialogue » qu'il nous présente, système un peu alambiqué, mais le résultat correspond à mes attentes : c'est un peu l'éloge du bon sauvage face à l'homme dit civilisé, on dirait peut-être du Rousseau.
.
L'Otaïtien questionne Bougainville : « Quel droit as-tu sur nous ? »
C'est vrai, c'est comme si tous les "conquis-cht'adore" ne se posaient pas la question !
.
Puis Diderot imagine un dialogue entre l'aumônier blanc du bateau et un des chefs Otaïtiens : Orou. Celui-ci apprend, de sa bouche, le mode de fonctionnement occidental, et lui dit :
Mais toi, tu as deux chefs qui s'opposent parfois à la Nature : le Grand Ouvrier (Dieu ) « représenté » par le prêtre, et le magistrat qui symbolise la loi. Tout cela forme une « justice arbitraire » ! Vous avez trois codes : la Nature, le code civil et le code religieux, qui doivent être en conflit, parfois, c'est compliqué !
Alors que nous n'avons qu'un chef : la Nature. le garçon porte une chaîne que son père lui enlève à l'adolescence, la fille un voile que sa mère soulève quand elle est nubile.
Et la fille choisit l'homme avec lequel elle veut aller.
Chez nous, la naissance d'un enfant est un bonheur, car ce seront des bras pour cultiver, des soldats pour nous défendre, une population pour combler le vide laissé par les épidémies, une « redevance en hommes » si nous perdons une guerre ;
Chez vous, cela semble être une soumission ! la fille-mère est honteuse, soumise à la vindicte, votre culture semble produire des méchants et des malheureux soumis à ces trois lois conflictuelles !
.
Ce livre, pour moi, se rapproche du « Discours sur la servitude volontaire », d'Etienne de la Boétie.
L'analyse de l'opposition Nature / Culture est pertinente, et toujours d'actualité au XXIè siècle, et pour moi, l'Amérindien décimé par l'homme blanc est plus sage que ce dernier, qui, imité sans doute par l'homme d'extrême orient maintenant, produit, par exemple, « le septième continent ».
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Deux personnages, A et B, discutent du voyage de Bougainville et tout particulièrement de son séjour à Tahiti, qui avait dû heurter l'esprit des bon chrétiens puritains de l'époque. Les moeurs sexuelles libres de cette population les amènent à une réflexion sur l'aspect artificiel ou naturel des lois. C'est un éloge de la pensée naturaliste (au sens de Rousseau) qui privilégie les lois naturelles au dépend des lois religieuses et économiques. Les principaux points abordés sont la sexualité et le mariage, le système religieux chrétien en prend pour son grade. C'est superbement anticlérical, raconté avec légèreté, et 250 ans après, c'est encore un plaisir de lire ce petit dialogue qui met une bonne claque aux idées qui circulent dans la Manif pour Tous ou chez les Salafistes ou autres curiosités rétrogrades.
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P - Ah ! quel bonheur de lire un texte philosophique sous forme de dialogue. Cela aiguise tellement la pensée, que de chercher l'auteur dans tel ou tel autre personnage... ça marque opportunément des pauses où cela est nécessaire, ça allège considérablement la prose...
A - Tu ne penses pas devoir au moins un mot de remerciement à Swann qui t'as fait connaître l'opus ?
P - Tu as raison. Qu'elle soit ici remerciée, car j'ai trouvé dans la lecture exactement tout ce qu'elle avait promis.
A - Et ton dithyrambe sur le genre dialogique, déjà fini ?
P - Allez ! J'y vais carrément dans l'emphase : " Ô écrivains d'aujourd'hui ! pourquoi ne pas rendre ses lettres de noblesse au genre qui permet d'exprimer le doute, le retour en arrière, la multiplicité des facettes du narrateur, une certaine éthique, pour tout dire, un regard sur le monde, surtout lorsqu'il est question de rencontre avec le "bon sauvage". Que vive le dialogue, le conte philosophique, et, tant qu'à faire, la fable animalière !..."
A - Tu n'iras pas dévoiler au premier venant que je suis l'Autruche et toi le Paon... Et puis, tu sais, le dialogue, aujourd'hui... dans cette époque si... hellénistique... de repli sur soi, de narration intérieure... le dialogue et ton obsession de l'Autre... coqueluche de savants et de présentateurs de télé...
P - Merci, tu l'as fait pour moi. Mais demandons donc au Cygne - pardon à Swann - si elle croît effectivement que l'ami Denis était au fond si libertaire voire libertin que...
A - Non, ne dis pas "que Orou le bon sauvage".
p - Pardon. J'allais dire "que B".
A - Et encore: fais attention à quand B devient légaliste : "[...] si les lois, bonnes ou mauvaises, ne sont point observées, la pire condition d'une société, il n'y a point de moeurs".
P - Ouais, et il y a aussi cette malencontreuse phrase de la fin sur la honte, le châtiment et l'ignominie, "les plus grands de tous les maux"... M'enfin, le ton est donné, surtout dans la virulence anticolonialiste du premier chapitre, Les adieux du vieillard.
A- Ah bon ? C'est ça qui te fait rebondir le plus ? Et pas le thème principal de l'essai, ce total bouleversement de l'éthique sexuelle, cette soustraction de ces "certaines actions physiques" de la sphère des "idées morales". Pourtant il y va loin, avec l'inceste et coetera... Et au nom des lois de la Nature... et en période de disette démographique, à l'évidence... et enfin, sans connaître la génétique, mais quand même...
A - Pour moi oui, carrément : d'ailleurs les fins des deux entretiens avec l'aumônier sont d'un humour accompli. Il est clair qu'il y a là de la provoc !
O - Allez, les ornithos au long cou : fini de jacasser ! La paix dans la basse-cour !
P - Qu'est-ce qu'elle est chiante, la Mère Oie !
O - Vous avez droit à une citation chacun, pour finir de caqueter.
A - ... Et conne, en plus, avec sa citation finale. Bon tu choisis laquelle, toi ?
P - Moi, ça sera tiré des paroles du Vieillard : "Nous avons respecté notre image en toi. Laisse-nous nos moeurs ; elles sont plus sages et plus honnêtes que les tiennes ;" J'affirme : 'achement moderne, le coup de "respecter notre image en toi" !
A - Moi, ça sera sur l'inactivité du Tahitien : "[...] assez indolent pour que son innocence, son repos et sa félicité n'eussent rien à redouter d'un progrès trop rapide des lumières."
O - Et moi, alors, moi à qui vous donnez des noms d'oiseaux, je vais faire rire la galerie : "Le bon aumônier raconte [...] que le soir, après souper, le père et la mère l'ayant supplié de coucher avec la seconde de leurs filles [...] et qu'il s'était écrié plusieurs fois pendant la nuit 'Mais ma religion ! mais mon état !' que la troisième nuit il avait été agité des mêmes remords avec Asto, l'aînée, et que la quatrième nuit il l'avait accordée par honnêteté à la femme de son hôte."
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Supplément au voyage de Bougainville
Denis Diderot (1713-1784)
Sous-titre : « Ou Dialogue entre A et B sur l'inconvénient d'attacher des idées morales à certaines actions physiques qui n'en comportent pas. »
Comme on le sait, Denis Diderot, esprit des Lumières, avait plus d'une corde à son arc : philosophe, romancier, essayiste, dramaturge, critique d'art, polémiste, épistolier, il consacra une grande partie de sa vie à la rédaction de l'Encyclopédie avec son ami D Alembert.
Esprit curieux, matérialiste athée bien qu'il ait fait de très brillantes études chez les Jésuites car destiné par ses parents à la prêtrise, et qu'il ait été tonsuré en 1726, Diderot va vivre une jeunesse tumultueuse toute de bohème et d'aventures gagnant sa vie comme il peut, précepteur un temps, traducteur un autre, se forgeant une réputation solide d'antireligieux qui à cette époque pouvait le mener en prison. Il va s'intéresser aux grands voyageurs de son temps comme Bougainville qui fit le tour du monde de 1766 à 1769.
Rappelons que Louis Antoine de Bougainville (1729-1811), mathématicien de formation, spécialiste du calcul intégral dont il rédigea un traité célèbre, était capitaine de vaisseau de la marine royale de Louis XV.
Bougainville à son retour publie son récit de voyage. L'engouement du public est immense : le mythe du « bon sauvage » qui prend son essor avec Rousseau séduit les lecteurs lorsque Bougainville fait le récit de son séjour à Tahiti. L'île apparaît comme un Eden, une nouvelle Cythère comme dit Bougainville, « où nulle passion ne vient troubler les relations libres qui unissent les individus, où les travaux et les loisirs se font en collectivité, et où la propriété privée est inconnue. »
Diderot est lui-même fasciné par ce monde qui semble idéal. Mais il sait nuancer et c'est le but de ce « Supplément… », « manifestation tangible de cette fascination, éloge d'une vie naturelle reposant sur la liberté et l'égalité, mais aussi admiration pour l'homme policé incarnation de la civilisation. »
Ce bref opus assez atypique prend en préambule la forme d'un dialogue, art dans le quel Diderot excelle, entre A et B qui commentent le voyage de Bougainville en toute simplicité. Plus en profondeur on devine l'interrogation philosophique qui oppose « la liberté personnelle aux contraintes morales et sociales. » Diderot ne cache pas par la voix de B son attrait pour Tahiti :
« le voyage de Bougainville est le seul qui m'ait donné le goût pour une autre contrée que la mienne ; jusqu'à cette lecture, j'avais pensé qu'on n'était nulle part aussi bien que chez soi… »
Puis B fait lire à A les adieux prononcés par un des chefs de l'île, traduits en français par Orou et rapportés par Bougainville. Un passage clef du livre, le vieillard se livrant à une sévère critique des moeurs des envahisseurs : s'adressant à Bougainville, il dit :
« Et toi, chef des brigands qui t'obéissent, écarte promptement ton vaisseau de notre rive : nous sommes innocents, nous sommes heureux ; et tu ne peux que nuire à notre bonheur. Nous suivons le pur instinct de la nature ; et tu as tenté d'effacer de nos âmes son caractère. »
Montaigne disait : « Chacun appelle barbarie ce qui n'est pas son usage. »
Suit un entretien entre l'aumônier de l'expédition et Orou, un passage savoureux et délicieux où le style teinté d'humour de Diderot fait merveille. Selon la coutume locale, le chef offre sa plus jeune fille à l'invité, en l'occurrence l'homme en noir.
Orou à l'aumônier : « Je ne sais ce qu'est la chose que tu appelles religion ; mais je ne puis qu'en penser mal puisqu'elle t'empêche de goûter un plaisir innocent, auquel nature, la souveraine maîtresse, nous invite tous… »
En conclusion, Diderot nous offre ce moment jubilatoire :
« le bon aumônier raconte qu'il passa le reste de la journée à parcourir l'île, à visiter les cabanes et que le soir après souper, le père et la mère l'ayant supplié de coucher avec la seconde de leurs filles, Palli s'était présentée dans le même déshabillé que Thia, et qu'il s'était écrié plusieurs fois pendant la nuit : « Mais ma religion mais mon état ! » que la troisième nuit il avait été agité des mêmes remords avec Asto l'aînée, et que la quatrième il l'avait accordée par honnêteté à la femme de son hôte ! »
Et B d'ajouter :
« Ici le bon aumônier se plaint de la brièveté de son séjour dans Tahiti… »
« Pour être dévot, je n'en suis pas moins homme » fit dire un jour Molière à son personnage, phrase que l'aumônier eût pu reprendre à son compte.
Et plus loin : « Si vous entendez par le mariage la préférence qu'une femme accorde à un mâle sur tous les autres mâles, ou celle qu'un mâle donne à une femelle sur toutes les autres femelles ; préférence mutuelle, en conséquence de laquelle il se forme une union plus ou moins durable qui perpétue l'espèce par la reproduction des individus, le mariage est dans la nature. »
Toute la suite du dialogue entre A et B est consacrée à la relation homme femme qui a perdu de son naturel et de sa beauté :
« La tyrannie de l'homme qui a converti la possession de la femme en une propriété !
Les moeurs et les usages qui ont surchargé de conditions l'union conjugale !
La nature de notre société où la diversité des fortunes et des rangs a institué des convenances et des disconvenances !... »
Une belle sentence pour conclure :
« Prendre le froc du pays où l'on va, et garder celui du pays où l'on est. »
Fait suite un bref commentaire assez justement dithyrambique de Diderot sur le voyage de Bougainville lui même qui rétablit quelques vérités après que des voyageurs en quête de sensationnel ont exagéré la taille des Patagons par exemple.
La supplique finale de Diderot, un bémol dans ce commentaire élogieux, une manière de mise en garde, restera dans les siècles à venir sans écho : « Ah ! Monsieur de Bougainville, éloignez votre vaisseau des rives de ces innocents et fortunés Tahitiens ; ils sont heureux et vous ne pouvez que nuire à leur bonheur. Ils suivent l'instinct de la nature, et vous allez effacer ce caractère auguste et sacré… »
de ces lignes magnifiques émane le grand humanisme de Denis Diderot.
« Pleurez, malheureux Tahitiens, pleurez ; mais que ce soit de l'arrivée et non du départ de ces hommes ambitieux, corrompus et méchants. Un jour vous les connaîtrez mieux ; un jour ils viendront un crucifix dans une main et le poignard dans l'autre, vous égorger ou vous forcer à prendre leur moeurs et leurs opinions… »
La question De Chateaubriand prend ici toute sa dimension :
« Est-il bon que les communications entre les hommes soient devenues si faciles ? »
En résumé, une lecture indispensable, d'ailleurs souvent au programme des classes du second cycle.

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Diderot a rédigé ce texte comme une suite fictive au célèbre Voyage autour du monde que Bougainville a écrit après avoir réalisé le premier tour du monde français et avoir notamment exploré l'île de Tahiti. Supplément au voyage de Bougainville est un texte hybride comme seul Diderot sait les concocter, mi récit de voyage, mi conte philosophique, mi réel, mi fictif, et dans lequel, encore une fois, il use de cette forme quasi maïeutique — et très efficace — du dialogue.
Deux individus, A et B, lisent et discutent de cette suite qu'ils ont entre les mains (une suite qui comporte deux récits). Comme souvent Diderot joue avec les formes et les règles, il s'en affranchit, on ne sait pas vraiment ce qu'on a entre les mains, un espèce de bébé hybride, mais peu importe car cet affranchissement est souvent au service d'un contenu plus important.
Et ce dont il va s'agir ici ce sont des moeurs des Otaïtiens, de leurs moeurs non entachées —si l'on peut le dire ainsi —, par celles des autres civilisations, des moeurs restées quasi à l'état de nature. On lit leur absence de religion, leurs codes et leurs critères sexuels extrêmement souples voire totalement libérés, leur vie matériel simple, et en même temps que l'on découvre leurs us et coutumes on découvre les interrogations que cela soulève chez les deux individus, (qui forment en quelque sorte les deux faces d'une même réflexion). Puis ils liront les deux récits qu'ils ont en mains où on découvrira les échanges directes entre d'une part, un chef otaïtien et un aumônier français et d'autre part, un vieillard otaïtien qui livre un diatribe sanglante aux européens lorsqu'ils s'en vont de son île. Deux récits dans lesquels on pousse encore plus loin la réflexion amorcée dans le dialogue des deux amis, car à travers la voix des otaïtiens — quoique un peu européanisée (le subterfuge ne peut pas être parfait) — il s'agit d'une critique et d'une remise en question féroce du mode de vie occidental et même plus largement des peuples dit civilisés. Étriqué et tiraillé au milieu des “trois codes” ; moral, civil, et religieux que Diderot illustre.
État de nature vs état de culture, homme civilisé qui se confronte à l'homme “sauvage”, y en a t-il un supérieur à l'autre ?
C'est tout ce que renferment ces échanges aussi passionnants qu'instructifs dans lesquels toutes nos certitudes sont mises à mal. Car même pour le lecteur d'aujourd'hui — et c'est en ça que j'ai été très marquée —, il pousse à une intense réflexion durant la lecture, où l'on en vient à se demander ce que signifie finalement la liberté, si elle a même une définition, si elle est possible ou si l'homme est voué à perpétuellement s'auto emprisonner dans des carcans toujours plus absurdes crées de toutes pièces, mais pour autant une absence totale de règles est-elle vraiment préférable ?, et qu'elle est la part de règles naturelles et de règles artificielles ? Bref, je n'avais qu'une envie : m'immiscer dans la discussion et être l'interlocuteur C.
Diderot a choisi une forme extrêmement judicieuse, dans laquelle sans prendre parti, du moins sans que cela se voit, ni orienter le lecteur, il éveille et montre les contradictions flagrantes des mentalités de son temps, de l'hypocrisie sous jacente qui a parfois totalement englouti le sens tant de codes pourtant largement assimilés. Mais pas que, car à l'inverse, par exemple, il pointe du doigt l'épineuse et délicate question de l'inceste, qui si elle a le mérite d'être soulevé, nous incite à penser que tout ne serait pas nécessairement enviable à un état de nature total. En somme ce n'est pas tant une critique gratuite qu'une remise en cause profonde et ouverte que l'auteur livre ici, car rien n'y est binaire et encore moins démagogique.
Moi qui avait eu un quasi coup de coeur pour Jacques le fataliste, beaucoup aimé La religieuse et apprécié le neveu de Rameau, j'avais assez hâte de découvrir ce célèbre Supplément au voyage de Bougainville. Et quelle lecture. Rarement une fiction aura suscité en moi autant de réflexion. Et si le pari ou le but de Diderot était d'ouvrir des perspectives ou d'élargir les horizons, c'est pleinement réussi.
Bref, lisez ce livre !
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Laisse-nous nos mœurs, elles sont plus sages et plus honnêtes que les tiennes. Nous ne voulons point troquer ce que tu appelles notre ignorance contre tes inutiles lumières. Tout ce qui nous est nécessaire et bon nous le possédons. Sommes-nous dignes de mépris parce que nous n'avons pas su nous faire des besoins superflus ? Lorsque nous avons faim, nous avons de quoi manger ; lorsque nous avons froid, nous avons de quoi nous vêtir. Tu es entré dans nos cabanes, qu'y manque-t-il à ton avis ? Poursuis jusqu'où tu voudras ce que tu appelles commodités de la vie, mais permets à des êtes sensés de s'arrêter, lorsqu'il n'auraient à obtenir de la continuité de leurs pénibles efforts que des biens imaginaires. Si tu nous persuades de franchir l'étroite limite du besoin, quand finirons-nous de travailler, quand jouirons-nous ? Nous avons rendu la somme de nos fatigues annuelles et journalières la moindre possible, parce que rien ne nous paraît préférable au repos. Va dans ta contrée t'agiter, te tourmenter tant que tu voudras. Laisse-nous reposer ; ne nous entête ni de tes besoins factices, ni de tes vertus chimériques.
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A – Cette superbe voûte étoilée sous laquelle nous revînmes hier et qui semblait nous garantir un beau jour, ne nous a pas tenu parole1.

B – Qu'en savez-vous ?

A – Le brouillard est si épais qu'il nous dérobe la vue des arbres voisins.

B – Il est vrai ; mais si ce brouillard qui ne reste dans la partie inférieure de l'atmosphère que parce qu'elle est suffisamment chargée d'humidité, retombe sur la terre ?

A – Mais si au contraire il traverse l'éponge, s'élève et gagne la région supérieure où l'air est moins dense et peut, comme disent les chimistes, n'être pas saturé ?

B – Il faut attendre.

A – En attendant, que faites-vous ?

B – Je lis.

A – Toujours ce Voyage de Bougainville2 ?

B – Toujours.

A – Je n'entends rien à cet homme-là. L'étude des mathématiques qui suppose une vie sédentaire a rempli le temps de ses jeunes années ; et voilà qu'il passe subitement d'une condition méditative et retirée au métier actif, pénible, errant et dissipé de voyageur3.

B – Nullement ; si le vaisseau n'est qu'une maison flottante, et si vous considérez le navigateur qui traverse des espaces immenses, resserré et immobile dans une enceinte assez étroite, vous le verrez faisant le tour du globe sur une planche, comme vous et moi le tour de l'univers sur notre parquet.

A – Une autre bizarrerie apparente, c'est la contradiction du caractère de l'homme et de son entreprise. Bougainville a le goût des amusements de la société. Il aime les femmes, les spectacles, les repas délicats. Il se prête au tourbillon du monde d'aussi bonne grâce qu'aux inconstances de l'élément sur lequel il a été ballotté. Il est aimable et gai. C'est un véritable Français, lesté d'un bord d'un Traité de calcul différentiel et intégral, et de l'autre d'un Voyage autour du globe.

B – Il fait comme tout le monde : il se dissipe après s'être appliqué, et s'applique après s'être dissipé.

A – Que pensez-vous de son Voyage ?

B – Autant que j'en puis juger sur une lecture assez superficielle, j'en rapporterais l'avantage à trois points principaux. Une meilleure connaissance de notre vieux domicile et de ses habitants ; plus de sûreté sur des mers qu'il a parcourues la sonde à la main ; et plus de correction dans nos cartes géographiques. Bougainville est parti avec les lumières nécessaires et les qualités propres à ses vues : de la philosophie, du courage, de la véracité, un coup d'œil prompt qui saisit les choses et abrège le temps des observations ; de la circonspection, de la patience, le désir de voir, de s'éclairer et d'instruire, la science du calcul, des mécaniques, de la géométrie, de l'astronomie, et une teinture suffisante d'histoire naturelle.
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LES ADIEUX DU VIEILLARD.

Il était père d’une famille nombreuse. À l’arrivée des Européens, il laissa tomber des regards de dédain sur eux, sans marquer ni étonnement, ni frayeur, ni curiosité [1]. Ils l’abordèrent ; il leur tourna le dos, se retira dans sa cabane. Son silence et son souci ne décelaient que trop sa pensée : il gémissait en lui-même sur les beaux jours de son pays éclipsés. Au départ de Bougainville, lorsque les habitants accouraient en foule sur le rivage, s’attachaient à ses vêtements, serraient ses camarades entre leurs bras, et pleuraient, ce vieillard s’avança d’un air sévère, et dit :

« Pleurez, malheureux Taïtiens ! pleurez ; mais que ce soit de l’arrivée, et non du départ de ces hommes ambitieux et méchants : un jour, vous les connaîtrez mieux. Un jour, ils reviendront, le morceau de bois que vous voyez attaché à la ceinture de celui-ci, dans une main, et le fer qui pend au côté de celui-là, dans l’autre, vous enchaîner, vous égorger, ou vous assujettir à leurs extravagances et à leurs vices ; un jour vous servirez sous eux, aussi corrompus, aussi vils, aussi malheureux qu’eux. Mais je me console ; je touche à la fin de ma carrière ; et la calamité que je vous annonce, je ne la verrai point. Taïtiens ! mes amis ! vous auriez un moyen d’échapper à un funeste avenir ; mais j’aimerais mieux mourir que de vous en donner le conseil. Qu’ils s’éloignent, et qu’ils vivent. »

Puis s’adressant à Bougainville, il ajouta : « Et toi, chef des brigands qui t’obéissent, écarte promptement ton vaisseau de notre rive : nous sommes innocents, nous sommes heureux ; et tu ne peux que nuire à notre bonheur. Nous suivons le pur instinct de la nature ; et tu as tenté d’effacer de nos âmes son caractère. Ici tout est à tous ; et tu nous as prêché je ne sais quelle distinction du tien et du mien. Nos filles et nos femmes nous sont communes ; tu as partagé ce privilège avec nous ; et tu es venu allumer en elles des fureurs inconnues. Elles sont devenues folles dans tes bras ; tu es devenu féroce entre les leurs. Elles ont commencé à se haïr ; vous vous êtes égorgés pour elles ; et elles nous sont revenues teintes de votre sang. Nous sommes libres ; et voilà que tu as enfoui dans notre terre le titre de notre futur esclavage. Tu n’es ni un dieu, ni un démon : qui es-tu donc, pour faire des esclaves ? Orou ! toi qui entends la langue de ces hommes-Là, dis-nous à tous, comme tu me l’as dit à moi, ce qu’ils ont écrit sur cette lame de métal : Ce pays est à nous. Ce pays est à toi ! et pourquoi ? parce que tu y as mis le pied ? Si un Taïtien débarquait un jour sur vos côtes, et qu’il gravât sur une de vos pierres ou sur l’écorce d’un de vos arbres : Ce pays appartient aux habitants de Taïti, qu’en penserais-tu ? Tu es le plus fort ! Et qu’est-ce que cela fait ? Lorsqu’on t’a enlevé une des méprisables bagatelles dont ton bâtiment est rempli, tu t’es récrié, tu t’es vengé ; et dans le même instant tu as projeté au fond de ton cœur le vol de toute une contrée ! Tu n’es pas esclave : tu souffrirais la mort plutôt que de l’être, et tu veux nous asservir ! Tu crois donc que le Taïtien ne sait pas défendre sa liberté et mourir ? Celui dont tu veux t’emparer comme de la brute, le Taïtien est ton frère. Vous êtes deux enfants de la nature ; quel droit as-tu sur lui qu’il n’ait pas sur toi ? Tu es venu ; nous sommes-nous jetés sur ta personne ? avons-nous pillé ton vaisseau ? t’avons-nous saisi et exposé aux flèches de nos ennemis ? t’avons-nous associé dans nos champs au travail de nos animaux ? Nous avons respecté notre image en toi. Laisse-nous nos mœurs, elles sont plus sages et plus honnêtes que les tiennes. Nous ne voulons point troquer ce que tu appelles notre ignorance contre tes inutiles lumières. Tout ce qui nous est nécessaire et bon, nous le possédons. Sommes-nous dignes de mépris parce que nous n’avons pas su nous faire des besoins superflus ? Lorsque nous avons faim, nous avons de quoi manger ; lorsque nous avons froid, nous avons de quoi nous vêtir. Tu es entré dans nos cabanes, qu’y manque-t-il, à ton avis ? Poursuis jusqu’où tu voudras ce que tu appelles commodités de la vie ; mais permets à des êtres sensés de s’arrêter, lorsqu’ils n’auraient à obtenir, de la continuité de leurs pénibles efforts, que des biens imaginaires. Si tu nous persuades de franchir l’étroite limite du besoin, quand finirons-nous de travailler ? Quand jouirons-nous ? Nous avons rendu la somme de nos fatigues annuelles et journalières, la moindre qu’il était possible, parce que rien ne nous paraît préférable au repos. Va dans ta contrée t’agiter, te tourmenter tant que tu voudras ; laisse-nous reposer : ne nous entête ni de tes besoins factices, ni de tes vertus chimériques. Regarde ces hommes ; vois comme ils sont droits, sains et robustes. Regarde ces femmes ; vois comme elles sont droites, saines, fraîches et belles. Prends cet arc, c’est le mien ; appelle à ton aide un, deux, trois, quatre de tes camarades, et tâchez de le tendre. Je le tends moi seul ; je laboure la terre ; je grimpe la montagne ; je perce la forêt ; je parcours une lieue de la plaine en moins d’une heure. Tes jeunes compagnons ont eu peine à me suivre, et j’ai quatre-vingt-dix ans passés. Malheur à cette île ! malheur aux Taïtiens présents, et à tous les Taïtiens à venir, du jour où tu nous as visités ! Nous ne connaissions qu’une maladie, celle à laquelle l’homme, l’animal et la plante ont été condamnés, la vieillesse, et tu nous en as apporté une autre ; tu as infecté notre sang. Il nous faudra peut-être exterminer de nos propres mains nos filles, nos femmes, nos enfants ; ceux qui ont approché tes femmes ; celles qui ont approché tes hommes. Nos champs seront trempés du sang impur qui a passé de tes veines dans les nôtres ; ou nos enfants, condamnés à nourrir et à perpétuer le mal que tu as donné aux pères et aux mères et qu’ils transmettront à jamais à leurs descendants. Malheureux ! tu seras coupable, ou des ravages qui suivront les funestes caresses des tiens, ou des meurtres que nous commettrons pour en arrêter le poison. Tu parles de crimes ! as-tu l’idée d’un plus grand crime que le tien ? Quel est chez toi le châtiment de celui qui tue son voisin ? la mort par le fer : quel est chez toi le châtiment du lâche qui l’empoisonne ? la mort par le feu : compare ton forfait à ce dernier ; et dis-nous, empoisonneur de nations, le supplice que tu mérites ? Il n’y a qu’un moment, la jeune Taïtienne s’abandonnait aux transports, aux embrassements du jeune Taïtien ; attendait avec impatience que sa mère (autorisée par l’âge nubile) relevât son voile, et mît sa gorge à nu. Elle était fière d’exciter les désirs, et d’arrêter les regards amoureux de l’inconnu, de ses parents, de son frère ; elle acceptait sans frayeur et sans honte, en notre présence, au milieu d’un cercle d’innocents Taïtiens, au son des flûtes, entre les danses, les caresses de celui que son jeune cœur et la voix secrète de ses sens lui désignaient. L’idée de crime et le péril de la maladie sont entrés avec toi parmi nous. Nos jouissances, autrefois si douces, sont accompagnées de remords et d’effroi. Cet homme noir, qui est près de toi, qui m’écoute, a parlé à nos garçons ; je ne sais ce qu’il a dit à nos filles ; mais nos garçons hésitent ; mais nos filles rougissent. Enfonce-toi, si tu veux, dans la forêt obscure avec la compagne perverse de tes plaisirs ; mais accorde aux bons et simples Taïtiens de se reproduire sans honte, à la face du ciel et au grand jour. Quel sentiment plus honnête et plus grand pourrais-tu mettre à la place de celui que nous leur avons inspiré, et qui les anime ? Ils pensent que le moment d’enrichir la nation et la famille d’un nouveau citoyen est venu, et ils s’en glorifient. Ils mangent pour vivre et pour croître : ils croissent pour multiplier, et ils n’y trouvent ni vice, ni honte. Écoute la suite de tes forfaits. À peine t’es-tu montré parmi eux, qu’ils sont devenus voleurs. À peine es-tu descendu dans notre terre, qu’elle a fumé de sang. Ce Taïtien qui courut à ta rencontre, qui t’accueillit, qui te reçut en criant : Taïo ! ami, ami ; vous l’avez tué. Et pourquoi l’avez-vous tué ? parce qu’il avait été séduit par l’éclat de tes petits œufs de serpents [2]. Il te donnait ses fruits ; il t’offrait sa femme et sa fille ; il te cédait sa cabane : et tu l’as tué pour une poignée de ces grains, qu’il avait pris sans te le demander [3]. Et ce peuple ? Au bruit de ton arme meurtrière, la terreur s’est emparée de lui ; et il s’est enfui dans la montagne. Mais crois qu’il n’aurait pas tardé d’en descendre ; crois qu’en un instant, sans moi, nous périssiez tous. Eh ! pourquoi les ai-je apaisés ? pourquoi les ai-je contenus ? pourquoi les contiens-je encore dans ce moment ? Je l’ignore ; car tu ne mérites aucun sentiment de pitié ; car tu as une âme féroce qui ne l’éprouva jamais. Tu t’es promené, toi et les liens, dans notre île ; tu as été respecté ; tu as joui de tout ; tu n’as trouvé sur ton chemin ni barrière, ni refus : on t’invitait ; tu t’asseyais ; on étalait devant toi l’abondance du pays. As-tu voulu des jeunes filles ? excepté celles qui n’ont pas encore le privilège de montrer leur visage et leur gorge, les mères t’ont présenté les autres toutes nues ; te voilà possesseur de la tendre victime du devoir hospitalier ; on a jonché, pour elle et pour toi, la terre de feuilles et de fleurs ; les musiciens ont accordé leurs instruments ; rien n’a troublé la douceur, ni gêné la liberté de tes caresses ni des siennes. On a chanté l’hymne, l’hymne qui t’exhortait à être homme, qui exhortait notre enfant à être femme, et femme complaisante et voluptueuse. On a dansé autour de votre couche ; et c’est au sortir des bras de cette femme, après avoir éprouvé sur son sein la plus douce ivresse, que tu as tué son frère, son ami, son père, peut-être.
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OROU - (...) Mais dis-moi donc, pourquoi tu n'es pas vêtu comme les autres ? Que signifie cette casaque longue qui t'enveloppe de la tête aux pieds et ce sac pointu que tu laisses tomber sur tes épaules ou que tu ramènes sur tes oreilles ?

L'AUMONIER - C'est quel tel que tu me vois, je me suis engagé dans une société d'hommes qu'on appelle dans mon pays des moines. Le plus sacré de leurs voeux est de n'approcher d'aucune femme et de ne point faire d'enfants.

OROU - Que faites-vous donc ?

L'AUMONIER - Rien.

OROU - Et ton magistrat souffre cette espèce de paresseux, la pire de toutes ?

L'AUMONIER - Il fait plus, il la respecte et la fait respecter.

(chap. 4)
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L’AUMÔNIER.
Je mentirais si je te l’assurais.

OROU.
La femme, qui a juré de n’appartenir qu’à son mari, ne se donne-t-elle point à un autre ?

L’AUMÔNIER.
Rien de plus commun.

OROU.
Tes législateurs sévissent ou ne sévissent pas : s’ils sévissent, ce sont des bêtes féroces qui battent la nature ; s’ils ne sévissent pas, ce sont des imbéciles qui ont exposé au mépris leur autorité par une défense inutile.

L’AUMÔNIER.
Les coupables, qui échappent à la sévérité des lois, sont châtiés par le blâme général.

OROU.
C’est-à-dire que la justice s’exerce par le défaut de sens commun de toute la nation ; et que c’est la folie de l’opinion qui supplée aux lois.

L’AUMÔNIER.
La fille déshonorée ne trouve plus de mari.

OROU.
Déshonorée ! et pourquoi ?

L’AUMÔNIER.
La femme infidèle est plus ou moins méprisée.

OROU.
Méprisée ! et pourquoi ?

L’AUMÔNIER.
Le jeune homme s’appelle un lâche séducteur.

OROU.
Un lâche ! un séducteur ! et pourquoi ?

L’AUMÔNIER.
Le père, la mère et l’enfant sont désolés. L’époux volage est un libertin : l’époux trahi partage la honte de sa femme.

OROU.
Quel monstrueux tissu d’extravagances tu m’exposes là ! et encore tu ne dis pas tout : car aussitôt qu’on s’est permis de disposer à son gré des idées de justice et de propriété ; d’ôter ou de donner un caractère arbitraire aux choses ; d’unir aux actions ou d’en séparer le bien et le mal, sans consulter que le caprice, on se blâme, on s’accuse, on se suspecte, on se tyrannise, on est envieux, on est jaloux, on se trompe, on s’afflige, on se cache, on dissimule, on s’épie, on se surprend, on se querelle, on ment ; les filles en imposent à leurs parents ; les maris à leurs femmes ; les femmes à leurs maris ; des filles, oui, je n’en doute pas, des filles étoufferont leurs enfants ; des pères soupçonneux mépriseront et négligeront les leurs ; des mères s’en sépareront et les abandonneront à la merci du sort ; et le crime et la débauche se montreront sous toutes sortes de formes. Je sais tout cela, comme si j’avais vécu parmi vous. Cela est, parce que cela doit être ; et ta société, dont votre chef vous vante le bel ordre, ne sera qu’un ramas d’hypocrites, qui foulent secrètement aux pieds les lois ; ou d’infortunés, qui sont eux-mêmes les instruments de leurs supplices, en s’y soumettant ; ou d’imbéciles, en qui le préjugé a tout à fait étouffé la voix de la nature ; ou d’êtres mal organisés, en qui la nature ne réclame pas ses droits.

L’AUMÔNIER.
Cela ressemble. Mais vous ne vous mariez donc point ?

OROU.
Nous nous marions.

L’AUMÔNIER.
Qu’est-ce que votre mariage ?

OROU.
Le consentement d’habiter une même cabane, et de coucher dans le même lit, tant que nous nous y trouverons bien.

L’AUMÔNIER.
Et lorsque vous vous y trouvez mal ?

OROU.
Nous nous séparons.

L’AUMÔNIER.
Que deviennent vos enfants ?

OROU.
Ô étranger ! ta dernière question achève de me déceler la profonde misère de ton pays. Sache, mon ami, qu’ici la naissance d’un enfant est toujours un bonheur, et sa mort un sujet de regrets et de larmes. Un enfant est un bien précieux, parce qu’il doit devenir un homme ; aussi, en avons-nous un tout autre soin que de nos plantes et de nos animaux. Un enfant qui naît, occasionne la joie domestique et publique : c’est un accroissement de fortune pour la cabane, et de force pour la nation : ce sont des bras et des mains de plus dans Taïti ; nous voyons en lui un agriculteur, un pêcheur, un chasseur, un soldat, un époux, un père. En repassant de la cabane de son mari dans celle de ses parents, une femme emmène avec elle les enfants qu’elle avait apportés en dot : on partage ceux qui sont nés pendant la cohabitation commune ; et l’on compense, autant qu’il est possible, les mâles par les femelles, en sorte qu’il reste à chacun à peu près un nombre égal de filles et de garçons.

L’AUMÔNIER.
Mais les enfants sont longtemps à charge avant que de rendre service.

OROU.
Nous destinons à leur entretien et à la subsistance des vieillards, une sixième partie de tous les fruits du pays ; ce tribut les suit partout. Ainsi tu vois que plus la famille du Taïtien est nombreuse, plus il est riche.

L’AUMÔNIER.
Une sixième partie !

OROU.
Oui ; c’est un moyen sûr d’encourager la population, et d’intéresser au respect de la vieillesse et à la conservation des enfants.

L’AUMÔNIER.
Vos époux se reprennent-ils quelquefois ?

OROU.
Très-souvent ; cependant la durée la plus courte d’un mariage est d’une lune à l’autre.

L’AUMÔNIER.
À moins que la femme ne soit grosse ; alors la cohabitation est au moins de neuf mois ?

OROU.
Tu te trompes ; la paternité, comme le tribut, suit l’enfant partout.

L’AUMÔNIER.
Tu m’as parlé d’enfants qu’une femme apporte en dot à son mari.

OROU.
Assurément. Voilà ma fille aînée qui a trois enfants ; ils marchent ; ils sont sains ; ils sont beaux ; ils promettent d’être forts : lorsqu’il lui prendra fantaisie de se marier, elle les emmènera ; ils sont les siens : son mari les recevra avec joie, et sa femme ne lui en serait que plus agréable, si elle était enceinte d’un quatrième.

L’AUMÔNIER.
De lui ?

OROU.
De lui, ou d’un autre. Plus nos filles ont d’enfants, plus elles sont recherchées ; plus nos garçons sont vigoureux et forts, plus ils sont riches : aussi, autant nous sommes attentifs à préserver les unes des approches de l’homme, les autres du commerce de la femme, avant l’âge de fécondité ; autant nous les exhortons à produire, lorsque les garçons sont pubères et les filles nubiles. Tu ne saurais croire l’importance du service que tu auras rendu à ma fille Thia, si tu lui as fait un enfant. Sa mère ne lui dira plus à chaque lune : Mais, Thia, à quoi penses-tu donc ? Tu ne deviens point grosse ; tu as dix-neuf ans ; tu devrais avoir déjà deux enfants, et tu n’en as point. Quel est celui qui se chargera de toi ? Si tu perds ainsi tes jeunes ans, que feras-tu dans ta vieillesse ? Thia, il faut que tu aies quelque défaut qui éloigne de toi les hommes. Corrige-toi, mon enfant : à ton âge, j’avais été trois fois mère.

L’AUMÔNIER.
Quelles précautions prenez-vous pour garder vos filles et vos garçons adolescents ?

OROU.
C’est l’objet principal de l’éducation domestique et le point le plus important des mœurs publiques. Nos garçons, jusqu’à l’âge de vingt-deux ans, deux ou trois ans au delà de la puberté, restent couverts d’une longue tunique, et les reins ceints d’une petite chaîne. Avant que d’être nubiles, nos filles n’oseraient sortir sans un voile blanc. Ôter sa chaîne, lever son voile, sont des fautes qui se commettent rarement, parce que nous leur en apprenons de bonne heure les fâcheuses conséquences. Mais au moment où le mâle a pris toute sa force, où les symptômes virils ont de la continuité, et où l’effusion fréquente et la qualité de la liqueur séminale nous rassurent ; au moment où la jeune fille se fane, s’ennuie, est d’une maturité propre à concevoir des désirs, à en inspirer et à les satisfaire avec utilité, le père détache la chaîne à son fils et lui coupe l’ongle du doigt du milieu de la main droite. La mère relève le voile de sa fille. L’un peut solliciter une femme, et en être sollicité ; l’autre, se promener publiquement le visage découvert et la gorge nue, accepter ou refuser les caresses d’un homme. On indique seulement d’avance, au garçon les filles, à la fille les garçons, qu’ils doivent préférer. C’est une grande fête que le jour de l’émancipation d’une fille ou d’un garçon. Si c’est une fille, la veille, les jeunes garçons se rassemblent autour de la cabane, et l’air retentit pendant toute la nuit du chant des voix et du son des instruments. Le jour, elle est conduite par son père et par sa mère dans une enceinte où l’on danse et où l’on fait l’exercice du saut, de la lutte et de la course. On déploie l’homme nu devant elle, sous toutes les faces et dans toutes les attitudes. Si c’est un garçon, ce sont les jeunes filles qui font en sa présence les frais et les honneurs de la fête et exposent à ses regards la femme nue, sans réserve et sans secret. Le reste de la cérémonie s’achève sur un lit de feuilles, comme tu l’as vu à ta descente parmi nous. À la chute du jour, la fille rentre dans la cabane de ses parents, ou passe dans la cabane de celui dont elle a fait choix, et y reste tant qu’elle s’y plaît.
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Conférence dans le cadre des Congrès scientifiques mondiaux TimeWorld : TimeWorld expose et anime la connaissance sous toutes ses formes, théorique, appliquée et prospective. TimeWorld propose un état de l'art sur une thématique majeure, avec une approche multiculturelle et interdisciplinaire. C'est l'opportunité de rencontres entre chercheurs, industriels, universitaires, artistes et grand public pour faire émerger des idées en science et construire de nouveaux projets. https://timeworldevent.com/fr/ ------------------------------------------------------------------------ Roland Lehoucq est astrophysicien au Département d'Astrophysique du CEA de Saclay. Il enseigne à l'Institut d'études Politiques et au master ASE2 (Approche Sociale de l'Energie et de l'Environnement) de l'université Paris Diderot. Il a publié de nombreux ouvrages dont « La science fait son cinéma » et « Faire des sciences avec Star Wars ». Depuis 2012, il est président des Utopiales, le festival international de science-fiction De Nantes. L'astéroïde (31387) Lehoucq porte son nom en hommage à son implication dans la diffusion et le partage des connaissances.
Conférence : de quelle énergie disposent les ingénieurs de la Science-Fiction ? Le 17 novembre 2023 au Cnam à Paris lors du congrès mondial TimeWorld Energie.
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