Citations sur Heiraten (Noces) (52)
L'oratoire est glacial ; un auvent et trois murets qui protègent de la bise (on l'entend qui fait chanter les rameaux, là-haut). Il y a un banc minuscule dans le renfoncement : le curé doit s'y reposer de temps en temps — reprendre sa respiration et soulager ses lourdes jambes.
— Assieds-toi, Franz, et laisse-moi m'asseoir ensuite...
— Le banc est minuscule !
— Qu'est-ce que ça fait ? Je serai bien sur tes genoux.
— La nuit t'encourage, Julie...
Quelque chose s’est rompu en moi : Prague s’éloigne. Les collines sous la nuit d’ici ont soudain cette présence que je ne leur ai jamais vue. Et toi, notre petite mère aux griffes, enfin tu t’effaces, avec tes brouillards, ton fleuve malade, ton grouillement écœurant de métropole…
Par un mouvement naturel, Julie vient de s’asseoir en travers de mes cuisses, si légère malgré son poids de vêtements humides. Elle me fait face et me regarde de haut. Son front luit. Ses yeux sont embués. Intimidé, j’éclaircis ma voix :
— Ne regrettes-tu pas Prague en ce moment ? Nous pourrions nous réfugier dans un café de nuit… Nous ne grelotterions pas ainsi…
— Je n’ai plus froid… et tu es là, ça me suffit ! Berce-moi…
— Te bercer ? Tu n’es plus une enfant…
Pourtant, je fais aller son joli corps qui prend appui contre le mien : d’un balancement régulier comme si j’étais l’océan.
["Heiraten" (Noces), Chapitre VI : « JULIE SE LIVRE », éditions Stellamaris (Brest), 2015 — pages 26-27]
Je reste étendu : tel un gisant, emmitouflé sur le fauteuil de rotin... Le soleil vient sur ma joue. Elle s'assied près de moi. Elle a posé son manteau à peine fermé par-dessus une robe sombre que je ne lui connais pas. Je pense : une robe des départs...
— ... ça n'est pas prudent, Franz !
— Qu'est-ce qui n'est pas prudent, Julie ?
— Et bien, d'être ici... Olga m'a dit qu'elle t'a surpris plusieurs fois à laisser ta fenêtre ouverte alors qu'il gèle toutes les nuits...
— Cela me guérit...
— ... te guérit ?
— De mes peurs. D'être enfermé... Je sais que la Nature nous guérit !
Elle me touche la main. La prend tendrement. Longuement. La porte à sa joue. Comme un talisman — objet sacré et toujours bienveillant. Un simple objet de chair.
— J'aime tes mains.
Tes joues rougissent. Tes yeux brillent. Le froid vif. Noires balustrades de bois du grand balcon qui nous retient. Petit théâtre grand ouvert sur l'hiver : si tu pouvais nous retenir ! Nous figer ici, tels des statues de gemme... Moi allongé, toi à mon chevet... Nos mains réunies. Ta tresse à moitié dénouée oscille sous le vent des collines sombres d'en face. La lumière en devient espiègle.
Je voudrais, je voudrais...
— Voudrais-tu connaître mon rêve ?
— Pourquoi pas ?
— Nous étions là-haut, à nouveau...
— Là-haut ?
Son front se tourne vers les Diables invisibles...
— Tu sais bien...
(Chapitre IX : RÊVES AU BALCON, page 48)
(...) cette saison, qui a une fin mais pas de début, nous met dans un état qui nous est à la fois si étranger et si naturel qu'il pourrait nous assassiner. (...)
Lettre de Franz K. à Max Brod, Prague, 29 août 1904
Après huit jours heureux passés dans la forêt de Bohème - là-bas les papillons volent aussi haut que les hirondelles chez nous - je suis maintenant à Prague depuis quatre jours et totalement désemparé. (...)
Lettre de Franz K. à Max Brod, Prague, septembre 1908
Pourquoi le mot final reste-t-il toujours : je pourrais vivre et je ne vis pas ?
Lettre de Franz K. à Max Brod, 1922
Écrire : drôle d'échappatoire.
Cette réclusion volontaire.
Je m'y adonne. Je m'y plie. Je m'y noie avec délice.
(Chapitre X : ÉCRIRE ? VIVRE ? AIMER ?, page 51)
Finalement, les morts sont ceux qui perdent la partie.
Condamnés à se taire.
Obligés de quitter la scène à tout jamais.
Mais qui veillera désormais à leurs intérêts ? Qui s'occupera de leurs besoins du moment ? N'en ont-ils pas tout autant, comme avant ?
[Chapitre XVII : "TRAHIR", page 87 - éd. Stellamaris, 2015]
T'écouter c'est entendre la plainte de chacun des arbres;
endurer leurs plus humbles tracas.
p13
« Un lamentable échec... »
Comme c'est curieux ! Parlant de ma vie, jusque dans la sonorité des mots, je vois se dessiner une fleur.
[Chapitre X : "ECRIRE ? VIVRE ? AIMER ?", page 23 - éd. Stellamaris, 2015]
« A dismal failure... »
How strange it is ! Talking about my life, down to the sounds of words, I can see the drawing of a flower.
[Chapter X : "TO LIVE ? TO WRITE ? TO LOVE ?"/ Dourvac'h : "A Wedding Announcement", a tale translated from the french by Bénédicte Leconte & Marcia Vannithone, 2020]
— Mais toi, ton rêve ?
— Tu sais bien : je n'ai pas de rêves... Sans doute ma maladie...
— Menteur !
— Non, pas de rêves ici... ou plutôt : Veux-tu bien devenir mon rêve, Julie ?
— Je veux bien...
[Chapitre IX : "RÊVES AU BALCON", page 49 — éd. Stellamaris, 2015]
Un rêve est un terrier aux multiples entrées. Tiens, comme cette maison ! Notre pension... Les appartements de Fräulein Olga, ses photos en chapeau fleuri des fleurs de montagne... D'elle alors toute jeune fille – ne les as-tu pas regardées sur sa cheminée ? Toutes ces histoires à nous raconter... Mes feuilles que tu m'as demandé de lire, le soir à notre table de salle à manger... Sans parler de nos rêves : les miens que je veux écrire en gardant la chambre – quand tu me surprends, que je me fatigue des leçons d'hébreu. Et nous voici maintenant au balcon, à parler de nos rêves...
[Chapitre IX : "RÊVES AU BALCON", page 47 — éd. Stellamaris, 2015]
Rire et faire rire t'étaient si naturels!
Au soir du deuxième jour, tu m'avais apprivoisé.
Offrandes aux soirs d'hivers: la neige grise au dehors, la nuit à quatre heures derrière les petits carreaux, ton joli dos se cambre et tes épaules tremblent sous le corsage sombre.
Je m'assieds sur le banc, à quelques centimètres de toi.
Je t'aimais, Julie, je t'aimais...
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L'homme est pourri de l'intérieur.
Une boue grise l'étouffe peu à peu.
Et dans cette pourriture encore, on croirait entendre le chant d'un oiseau.
[Chapitre XVI : "FUIR...", page 91 — éd. Stellamaris, 2015]