Comment lire cet essai d'épistémologie un peu plus d'un siècle après sa publication ? On le lira comme s'il n'avait rien perdu de son actualité : les idées exposées sont particulièrement modernes, sans pour autant être en rupture avec la physique de l'époque. Les concepts de classification, d'abstraction, de prédiction et de modélisation prennent en effet un sens résolument spécifique, sans jamais se confondre.
Il y a deux grandes manières de concevoir une théorie physique : on peut la concevoir comme une explication (et les théories explicatives suivront le sort de la métaphysique à laquelle elles sont alors subordonnées) ou comme une classification abstraite, c'est-à-dire une représentation. À
Duhem, il apparaît bien que la part explicative se greffe sur la part classificatoire et représentative, qu'elle en parasite le système. La nomologie survit en effet à l'effondrement d'un système explicatif. Mais n'est-ce cependant pas là assigner à la physique un certain échec ? Si
Duhem préfigure l'épistémologie contemporaine, n'est-ce pas là trouver l'expression d'un certain nihilisme scientifique et qui, d'ailleurs, se retrouverait aussi dans la semblable doctrine du noumène kantien ? Ou bien, la physique ainsi entendue doit-elle s'expliquer par la métaphysique qui, loin de dicter à la physique ses lois, en exposerait les concepts ? Ces questions fondamentales, si elles font sens, ne trouveront dans cette seule épistémologique aucune réponse, car elles demandent déjà de revenir à la nature des choses, quoiqu'on envisage comme nature.
Duhem ne s'arrête évidemment pas là. Il va montrer, une fois la conception représentative admise, que deux types très généraux d'esprits ont une notion différente de l'économie intellectuelle qui caractérise la nomologie. S'appuyant sur Pascal,
Duhem va associer à la plupart des Anglais un esprit "ample mais faible", à la plupart des Français et des Allemands un esprit "fort mais étroit". Les premiers ont l'esprit de géométrie, d'imagination : au lieu de déduire, ils calculent et illustrent. Les second, mal compris des premiers, ont l'esprit de justesse, d'abstraction : ils ont du mal à comprendre la chaotique complexité des premiers et préfèrent ordonner les lois en principes généraux et abstraits. Ces différences viendraient jusqu'à expliquer des différences culturelles, par exemple entre le droit anglais et le droit romain.
Jusqu'ici,
Duhem s'attardait sur l'objet de la théorie physique. La seconde partie de l'oeuvre va traiter de sa structure, d'une manière qui semble encore correspondre à la science actuelle. Retenons plusieurs thèses architectoniques :
- La physique est mathématisée, mais on peut conserver la notion de qualité en tant que l'algèbre raisonne aussi sur les intensités d'une qualité
- Une qualité première est irréductible en fait et non en droit
- À un même fait peut correspondre plusieurs faits théoriques, notamment du fait des incertitudes expérimentale : l'utilité d'un développement mathématique dépend ainsi aussi de l'instrumentation. Si à partir d'un contenu à-peu-près vrai on infère toujours un contenu à-peu-près vrai sur le plan physique, le développement est utile. Mais si à partir de deux données approximatives très proches et différant du fait des incertitudes - ces données étant alors équivalentes pour le physicien (et différentes pour le mathématicien) - il n'est pas possible d'inférer des résultats qui, par rapport à l'expérience et son incertitude, restent physiquement vrais dans les deux cas (et donc globalement proches), alors le développement mathématique n'est pas utile, même s'il est mathématiquement irréprochable et si la pure logique autorisait encore son application. Cela suppose des mathématiques finalement plus raffinées.
- Une observation, du fait du fonctionnement de l'instrumentation et des présupposés qui l'accompagnent, est toujours accompagnée d'une interprétation théorique et il n'existe, pour cette raison, aucune expérience cruciale (comme le croirait la doctrine d'un certain
Popper, naïve sur ce terrain). L'expérience remet en cause un ensemble théorique sans indiquer quel élément théorique pose l'inadéquation : il faudra toute l'habileté du physicien pour le déterminer.
- Une loi physique n'est ni vraie ni fausse, elle est toujours provisoire. Elle peut convenir en fonction des incertitudes admises à une certaine époque et plus à une autre.
- Une hypothèse n'est pas une création spontanée et se produit chez les physicien sans lui.