Citations sur Je suis Jeanne Hébuterne (87)
On me dit blonde. On me dit brune. Personne ne me voit telle que je suis.
Je rejoins notre atelier, fendue en deux.
J’ouvre un livre de Rilke, un autre de Hölderlin – une page au hasard -, tombe sur des mots qui me parlent, « Je suis engourdi, je suis de pierre». Moi, je suis moulée dans le tuffeau, roche friable que ronge une pluie acide et continue.
L’absence de mon amour me désagrège.
Que la mort fasse son entrée, rue de la Grande-Chaumière, par la grande porte. Qu’elle vienne m’arranger Amedeo, fardée et déguisée sous l’habit de l’amour.
Je l’attends.
Alors je lui dirai de m’emporter moi aussi. Je ne vivrai pas plus de vingt-quatre heures sans lui.
Amedeo est allongé sur le parquet de planches pourries, jambes croisées, une cigarette coincée entre ses lèvres.
- Tu es là.
J’enfonce mon visage dans son cou. Je respire, je respire. Ne me lâche pas, chéri, ne me lâche plus jamais.
Je m’ennuie, mon amour. Sans ton regard désirant, la mort recouvre d’un escot noir toutes mes pensées. Même la pierraille du puits est plus chaude que mon cœur.
Tout est pompeux, ampoulé.
Je hais mes mots impuissants à dire le gouffre qui sépare nos deux corps.
Dans les escaliers, plus une parole, juste nos souffles.
Je deviens lui, il devient moi, sa salive, ma salive, mon sang, son sang. Nos chairs finissent par se confondre, sa bouche dans la mienne, nos peaux en fusion. Son souffle se fait rauque, saccadé, au creux de mon oreille, comme s’il respirait à travers mes bronches.
Décembre 1916
Hier soir je suis tombée amoureuse d’Amedeo Modigliani.
Je descendais l’escalier étroit de l’académie Colarossi. Un vent glacé soufflait par les vasistas ouverts.
J’étais pressée de rentrer. Maman déposerait le faitout en fonte au milieu de la table. Papa réciterait le bénédicité avant qu’elle nous serve. Nous mangerions dans un silence rythmé par nos mastications. Puis, je m’allongerais sous le plaid en mohair et contemplerais la buée lentement recouvrir les vitres du salon.
Soirée calme.
Je l’ai croisé dans la pénombre.
J'ai d'abord remarqué l'écharpe rouge à grosses mailles de laine. Puis le pantalon, le gilet et la veste de velours marron, élégants mais maculés d'éclats de peinture jaunâtre. Enfin les mains larges, les doigts sales, les ongles sous lesquels se logeaient des croûtes terreuses.
Des sourcils fournis, un regard noir et impérieux.
J'ai baissé les yeux en croisant les siens.
- Regarde moi !
[...]
- Je suis Amedeo Modigliani, a-t-il dit en se baissant à mes côtés.
Amedeo attrape mon bras, Un amour infini me monte dans l’âme.
Je m’assois sur ses genoux. Je me recroqueville.
Ne me touche pas davantage, Amedeo, j'ai peur de tes mains sur ma peau, du désir qui tord le ventre, de nos voix qui vibrent, il faut que je parte, j'ai peur de tes mots, laisse-moi rentrer chez mes parents, je ne veux pas m'endormir, trop peur de me réveiller folle de toi.
J’ouvre les yeux, je lutte.
Mon âme violette avec les étoiles, quelques secondes, et retombe dans le puits de ma tristesse, et se noie dans une eau boueuse, jamais étale.