« La vie, par Dieu, quel théâtre est-ce là ! Quelle agitation ! Et quelle variété de fous ! »
La folie et non pas la démence, précise
Erasme, cette douce illusion qui nous traverse tous. Douce illusion qui me saute désormais partout aux yeux. À travers la vitre de bus, les fous du 21ème siècle défilent à une vitesse ahurissante, les flaques d'hommes-fourmis qui se répandent au petit jour comme un liquide visqueux et qui s'éparpillent dans toute la ville. Ils ne se distinguent que de par leur costume et leurs certitudes : les scientifiques, les politiciens, les religieux, les flics, la Justice, les médias, tous ceux qui prétendent représenter une quelconque forme d'autorité prennent une terrible fessée dans la gueule dans ce livre bénit. Un régal, un soulagement presque.
Les prétendus sages sont les vrais fous.
Erasme observait déjà ces créatures il y a 500 ans et il les peint avec des mots qui, même traduits du latin, frappent encore comme la drache. Dans l'ombre de
Platon, il fouette tous ceux qui se prennent au sérieux, leur tire la cravate, crache sur leur perruque et leur tablier tout blanc de la pub de dentifrice.
L'une de mes parties préférées est résumée par cette phrase : « Ils se figurent, en effet, que tout ce qui coûte de la peine est méritoire. » Je pense qu'
Erasme a mis le doigt sur une des plus grandes idées reçues de la modernité. On réserve le mérite aux travailleurs qui se saignent au boulot indépendamment de la finalité de leur job et de leur valeur au sein de la société.
Les prétendus fous (à ne pas confondre avec les déments, qui ne raisonnent pas) sont les vrais sages. La folie d'ailleurs c'est un peu la sortie du corps (on dit « il était hors de lui ») or les grecs voyaient la sagesse, la philosophie, comme une ballade en dehors de soi pour contempler les idées célestes. Les vieilles qui n'ont plus toutes leur tête, les mourants qui divaguent à cause de la fièvre sont fous. Mais plus que tout (et là j'interprète) les fous d'
Erasme, ce sont les artistes, les poètes. Pas les rigolos qu'on voit à la télé avec leur drôle d'habit je précise. Je parle des quelques rares individus qui agissent en roue libre, qu'on peut surprendre avec le regard dans le vague au-dessus de son épaule.
La philosophie et la littérature que je trouve succulente sont celles qui suivent cette maxime :
« Qu'il est doux de déraisonner à propos » et c'est précisément la forme qu'adopte la pensée d'
Erasme. Il a choisi d'aborder sous tous les angles sa thématique et sa parole, comme un voile déposé sur une silhouette sans visage, dessine fidèlement les contours de la Folie. Une Folie qui se fait de plus en plus rare et que j'aimerais qu'on partage ensemble.