13.
Nouvel éloge de la folie : Essais édits & inédits
Alberto Manguel
3.19★
(42)
"“La plupart des lecteurs perspicaces en conviendront, le caractère distinctif du monde des humains est sa folie”, tel est l’un des postulats sur lequel repose la réflexion qui se poursuit à différents propos et sous diverses formes dans les essais qui composent ce Nouvel éloge de la folie* (paru en anglais sous le titre A Reader on Reading, chez Yale University Press). Contrairement aux animaux, y déplore Alberto Manguel, seuls les hommes vivent en sachant consciemment qu’ils le font et possèdent la capacité de réfléchir à leurs actes, si contradictoires ou inexplicables soient-ils. Pourtant, ils agissent de manière irrationnelle, amassent sans autre raison que l’avidité, font délibérément souffrir autrui, empoisonnent l’eau et l’air dont ils ont besoin pour vivre et, finalement, amènent, ces temps-ci, leur planète au seuil de la destruction. La littérature ne cesse de refléter ce paradoxe. Que penser des actions donquichottesques de Don Quichotte ? D’Hercule Poirot assassinant un assassin afin de prévenir d’autres assassinats ? D’Enée pour avoir abandonné à ses larmes l’hospitalière Didon au nom de la gloire du futur Empire romain ? De Lady Macbeth : est-elle monstre ou victime ? Du portrait tragi-comique qu’il brosse progressivement de l’humanité dans son Histoire comme dans les œuvres de son imagination, Manguel conclut à maintes reprises que seule la littérature, si elle n’offre pas de réponses, sait substituer aux vaines questions de “bonnes” et fécondes énigmes. C’est ainsi qu’il est possible grâce à Cent ans de solitude, de mieux comprendre le destin de Carthage, de même que le personnage de Shakespeare de Goneril dans le Roi Lear peut aider à traduire le douteux dilemme éthique du général Paul Aussaresses, le bourreau d’Alger…De même, seule la lecture possède la faculté d’empêcher la folie du monde de prendre totalement possession de nous, ainsi que le montrent l’expérience de Joseph Brodsky, prisonnier en Sibérie, “sauvé” de la folie concentrationnaire par les vers de Q. H. Auden. De Reinaldo Arenas, “oubliant” l’horreur des prisons cubaines au fil de sa lecture des chants de l’Enéide, d’Oscar Wilde libéré des tourments de la geôle de Reading en méditant sur les paroles du Christ, ou d’Haroldo Conti transcendant les affres de la torture à laquelle le soumet, en Argentine, la dictature militaire par sa fréquentation assidue de l’œuvre de Dickens. Même s’il n’est pas certain qu’un écrit, aussi brillant et émouvant soit-il, soit en mesure de supprimer la douleur du monde ou de mettre un terme à l’injustice, il se peut cependant que tout livre, même mineur, puisse constituer une consolation, un appel aux armes, une épiphanie. Sans doute parce que, sans profondeurs et sans limites de la part de la société, la lecture substitue un temps libéré, précisément, par les limites mêmes de la page (réelle ou virtuelle), nous conduisant à faire l’expérience d’une mutation qui nous rend agissants, vivants, fertiles. Dans un monde où les valeurs économiques sont la mesure de toute chose et où certains livres se contentent de répondre à un “besoin” spirituel préfabriqué, l’individu ne sait pas toujours suffisamment qu’il a “besoin” des Aventures d’Alice au pays des merveilles pour briser le miroir, et devenir capable de définir la vérité de son existence en tant qu’être humain comme en tant que citoyen. Essentielle, indispensable, parce qu’elle prête à notre folie une sorte de rationalité éclairée suffisamment transparente pour clarifier nos comportements et suffisamment ambiguë pour nous aider à accepter l’indéfinissable, la lecture, par le jeu des métamorphoses auquel elle nous convie, contribue à nous faire réintégrer notre responsabilité de vivants. * où le lecteur français retrouvera un certain nombre de textes précédemment parus chez Actes Sud sous le titre Dans la forêt du miroir (2003 ; Babel n° 610)"