Qu'advient-il des larmes qui ne quittent pas le corps ?
Chacun doit affronter seul la vieillesse. Il paraît qu'on garde toujours une part de l'autre au fond de soi, mais plus le temps passe, plus j'ai l'impression du contraire. Nous sommes seuls. Nous venons seuls au monde et nous le quittons seuls, même si nous vivons entourés d'amour, de dévotion et de bienveillance.
Je compense mon absence de sentiments en dorlotant mes rosiers pendant des heures. (...)
Dans ma jeunesse, j'ai lu quelque chose sur de vieux officiers de l'armée britannique qui, une fois retraités, se mettaient à cultiver des roses. Je trouvais remarquable qu'on passe ainsi de la guerre aux fleurs, et je me retrouve dans le même cas. (p. 61)
Avec le temps, les choses deviennent de plus en plus prévisibles. Les saveurs perdent leur relief et la vision se trouble. Seules les odeurs persistent.
Conserver des lettres. C'est si pathétique, si douloureux...Comme si elles avaient le pouvoir de me consoler. (p. 282)
Pour ma part, les choses me semblaient limpides. Les grands pays attaquaient les petits, exactement comme les grandes personnes s'en prenaient aux petites. J'étais bien sûr solidaire des faibles. (p. 109)
J'ai répliqué que si Petra avait tellement besoin de parler, c'était peut-être justement parce qu'elle vivait avec un homme pathologiquement taciturne. Sven a protesté :
- Pas du tout. Les femmes ont une réserve de quatre mille mots à épuiser quotidiennement, je veux dire en moyenne, quatre mille mots par jour, et nous les hommes, nous n'en avons que deux mille. A un moment ou à un autre au cours de la journée, nos mots sont tout simplement épuisés, alors que vous, il vous en reste encore la moitié. Et voilà ce qui arrive. Pas étonnant que tant d'hommes soient fatigués. (p. 122-123)
- Les Rois mages, disait Petra [au prêtre], ces trois hommes qui sont venus faire des offrandes à Jésus, tu as parlé d'eux dans ton prêche l'autre jour. Tu sais à quoi ça m'a fait penser ? Eh bien si ça avait été des reines mages à la place, elles n'auraient pas fait des cadeaux qui ne servent à rien, de la myrrhe, de l'encens et je ne sais plus quoi. Non, d'abord, elles auraient demandé leur chemin pour arriver à temps et donner un coup de main pendant l'accouchement. Ensuite, elles auraient fait le ménage dans l'étable. Elles auraient apporté du linge propre, des habits, des couches et puis à manger. Et puis...
(...) [ Riposte masculine : ]
- Et après ? Qu'est-ce qui serait arrivé ? Eh bien je vais te le dire. A peine sorties de l'étable, elles se seraient mises à jacasser : "Les sandales de Marie ne vont pas avec sa tunique, le bébé ne ressemble pas du tout à Joseph, leur âne paraît bien usé, Joseph est sûrement au chômage, on ne va jamais récupérer le plat dans lequel on a apporté les boulettes de viande..." Et pour finir : "Marie, vierge ? C'est la meilleure de l'année ! Je la connais depuis l'école, celle-là, je ne vous dis pas le genre.."
(p. 264)
A cet instant, je sus que je ne pourrais jamais plus poser sur elle le regard d'une fille sur sa mère. elle ne pouvait pas être ma mère. C'était impossible. Cette femme, je devais à tout prix la tuer, je devais mettre à exécution la décision que j'avais jadis prise. Faute de quoi, je ne survivrais pas. (p. 161)
Un cadeau d'une telle franchise doit être traité avec égard. (p. 20, coll. Babel, 2013)