Le pavé aurait pu servir à bâtir la cathédrale avec ses huit cent pages... Les bâtisseurs l'auraient joint aux pierres et aux blocs et il porterait un peu de Santa Maria del Mar.
C'eut été dommage néanmoins et parfaitement inutile.
Dommage parce que malgré son épaisseur, le roman d'
Ildefonso Falcones est une fresque historique saisissante et très réussie qui se dévore sans coup férir. Une histoire grandiose qui vous captive, vous capture et ne vous lâche pas avant la dernière page, avant de vous avoir fait frémir, avant de vous avoir dévoré et d'avoir joué avec vos nerfs comme le chat avec la souris.
Inutile parce que s'il ne porte pas la cathédrale,au moins au sens littéral, il en fait le centre de Barcelone, un personnage à part entière, un monde à elle-seule, un peu comme le fit
Victor Hugo en son temps. La comparaison pourtant s'arrête là et "
La Cathédrale de la Mer" est plus proche des "Piliers de la Terre", tout en conservant sa singularité et sa richesse, son contexte catalan et la beauté de la Barcelone médiévale.
Nous sommes au XIV°siècle et l'intrigue commence par un mariage et des larmes. le marié, Bernat Estanyol, est un jeune serf bien de sa personne et qui vit plutôt confortablement; la jeune épousée est belle comme le jour. Pour les deux jeunes gens, la noce en est convaincue, la vie sera douce: la beauté du jour en est le signe. le festin que dévorent les convives et le vin qui coule à flots aussi. Oui mais...
Mais Bernat et les siens ne sont que des serfs, soumis au joug de la noblesse.
Mais les nobles sont cruels, à commencer par Llhorrenc de Bellera qui use de son droit féodal pour violer la jeune mariée et humilier son époux qui ne peut rien tenter pour secourir sa toute jeune femme...
Ces tristes noces, plus tristes encore que celles de la chanson, sonnent le point de départ de ce roman flamboyant qui se déploie sur près d'un demi siècle et qui met en scène Bernat puis son fils Arnau.
En quatre parties, "
La Cathédrale de la Mer" nous plonge dans un récit tantôt tragique, tantôt épique qui nous donne à voir un panorama extrêmement complet et bien documenté de ce quatorzième siècle catalan, son fonctionnement politico-hiérarchique, son port (qui en réalité est une plage), ses corporations et ses barrios populaires, ses bastaixos, son quartier juif, le poids de la religion et celui plus étouffant encore de l'Inquisition, son antisémitisme qu'on n'appelait pas encore ainsi. le Moyen-Age d'
Ildefonso Falcones n'a rien de romantique ou de fantasmé: c'est une période féroce, douloureuse où les grands écrasent les plus faibles, une époque durant laquelle les droits seigneuriaux imposent l'insupportable quand la peste ne ravage pas les faubourgs de la ville. Un siècle de douleur et d'injustice... qui forge des personnages extrêmement attachants.
En effet, non content de se faire le chantre de toute une époque en même temps que d'une ville, l'auteur réussit avec "
La Cathédrale de la Mer" un roman d'envergure qui a conquis mon coeur d'amatrice de romans historiques. L'intrigue est efficace, construite de main de maître et menée avec talent et fluidité. Par ailleurs, si elle est romanesque en diable, elle reste historiquement cohérente, ce qui est d'autant plus agréable que le juste équilibre entre rigueur historique et fiction n'est pas toujours facile à trouver, en témoignent de nombreux romans qui pèchent par un trop plein d'érudition ou trop de licences... Enfin, les personnages du roman sont indéniablement l'un de ses points forts. Bien que nombreux, ils ont chacun leur identité propre, leurs caractéristiques et la plupart sont attachants. Bien sûr, Arnau est un peu trop parfait -beau, droit, courageux, loyal-, un peu trop lisse, et les "méchants" demeurent manichéens, mais je suis quand même tombée amoureuse du premier et j'ai détesté les seconds. Les archétypes sont parfois efficaces, s'ils sont traités avec talent et une certaine finesse, comme c'est le cas ici. Par ailleurs, il n'y a pas que le bel Arnau et ses ennemis: le roman fourmille de personnages secondaires qui se révèlent plus intéressants, plus complexes. Ainsi, j'ai adoré Joan, tout en nuances et en clairs-obscurs et beaucoup aimé Francesca (quel destin! quelle grandeur!), Aledis (et pourtant... c'était mal parti...) et Bernat qui m'a ému tant dans son rapport à sa paternité que dans son évolution et son éveil au monde qui l'entoure, que dans sa dernière révolte. le personnage de Mar en revanche me laisse dubitative et son idylle avec Arnau m'a paru un brin capillotracté... pas au point cependant de ne pas apprécier cette lecture que j'ai dévoré en quelques heures à peine et dont je suis sortie échevelée comme après une trop longue course, tremblante comme si moi aussi j'avais vécu dans cette Barcelone belle et cruelle.
Il parait que de ce roman porté par un si grand souffle qui confine au grandiose Netflix a tiré une série... Peut-être irais-je y jeter un coup d'oeil...
Il parait aussi qu'un jour on pourra à nouveau voyager par delà les frontières sans masques, ni covid. Peut-être alors irais-je à Barcelone... et là-bas je snoberai la Sagrada Familia pour aller saluer Santa Maria del Mar et les fantômes de Joan et Arnau.
Ils ne peuvent pas être ailleurs.