Le cœur d’Enora cognait à tout rompre dans sa poitrine.
A genoux derrière la maison de Hank, les mains plongées dans la terre meuble, elle essayait de faire abstraction de la bataille qui faisait rage autour d’elle. Un éclat métallique menaçant lui fit pourtant relever les yeux. Deux épées se croisèrent avec fracas à quelques centimètres de sa tête.
- Qu’est-ce que tu attends ? rugit Julian en repoussant de toutes ses forces son adversaire.
Enora rencontra le regard de celui-ci, brillant à travers les minces fentes de son masque de cuir. Pour la première fois, l’humanité de ces êtres aux longues silhouettes sombres la frappa de plein fouet. Ils n’étaient pas des guerriers invincibles, créatures de cauchemars capables de se matérialiser ou de se dissiper à loisir dans un panache de fumée. Ils étaient mortels.
Une vague de haine monta en elle, se précipita le long de ses bras comme pour étrangler l’homme. Luttant contre l’envie de se ruer sur lui, Enora enfonça de plus belle ses mains dans la terre. Elle devait vivre. Elle devait vivre pour venger les siens. Pour se venger. Les membres de l’Ordre étaient anonymes et rompus au combat, elle pouvait difficilement les tuer un à un. Pour l’instant, la fuite était nécessaire. Mais lorsqu’elle les connaîtrait mieux, elle trouverait le moyen de les anéantir pour étancher le fleuve bouillonnant de sa colère. Ces hommes l’avaient rendue orpheline ; elle leur ferait éprouver à leur tour le vide hurlant qui se déchaînait en elle.
L’intendant de Gwendal avait parfaitement pressenti de quelle manière prêtres et magiciens utiliseraient le départ du dernier Roi-Passeur. Ils l’avaient réduit à un traître. Deux adages jaillirent dans l’esprit d’Enora, comme un constat amer : "L’Histoire est écrite par les vainqueurs" et "Les absents ont toujours tort."
La mort marche derrière chaque homme. Certains en sont plus conscients que d’autres, et ce sont souvent ceux-là qui plient le monde à leurs rêves. La question est donc : quel est ton rêve, Énora ? _ Hank
Une impression étrange monta en lui, bourrasque irrésistible et enivrante qui se propagea depuis la main de la reine jusque dans chaque recoin de son corps. L'espace d'un instant, il entrevit des milliers de brins d'herbe ployer sous la brise, il sentit des vagues puissantes se jeter à l'assaut des falaises, il perçut les minuscules craquements de la sève dans les chênes centenaires, il entendit le pas léger des hommes sur les chemins de terre, il reconnut le goût moussu de l'aube brumeuse. L'espace d'un instant, les sources limpides jaillirent dans son esprit, les rivières joueuses dévalèrent ses veines, les roches érodées par les tempêtes remplacèrent ses os, et la clarté furieuse des rayons d'argent qui nimbent les nuages tomba dans son cœur.
p.403
- Bienvenue, Loup de Temps, le salua Kaltaj.
Ravenn se rappela que, dans les croyances du clan, le temps était représenté comme un grand loup gris qui marchait sur le dos de chaque homme du jour de sa naissance jusqu'à celui de sa mort, où il le dévorait. Elle n'avait jamais fait le lien entre cette légende et le Gris. Hank hocha la tête en direction de Kaltaj.
p.464
Le roi Degan parcourut lentement du regard les toits d’ardoise d’Astria qui s’étalaient sous sa fenêtre. Une question obsédante occupait son esprit : pourquoi sa fille aînée était-elle revenue ?
Énora hurla.
Axel lui parlait à l'oreille, l'entraînant à l'abri des troncs. Elle n'entendait pas. Elle voulut crier, courir vers ses amis. Les défendre. Ne savait pas comment. S'en fichait. Devait les rejoindre.
Il n'y avait ni pitié ni honte dans ce regard, juste un amour indestructible et une acceptation totale.
La féminité n'est pas à la soumission passive, Aénor, s'agaça-t-elle. Elle ne se mesure ni au nombre de tes ruban, ni à la propreté de tes robes, ni à la longueur de tes boucles blondes, ni à la virilité de tes amants.
Il est des heures de l’Histoire dont tous se souviennent