il y a une chose que tu ne peux pas me donner, disait-il à sa femme.
C'est quoi ? demandait elle effrayée. La surprise, répondait il et c'était une sentence.
Il voulait lui dire l'émoi de la primeur, le ravissement de la pudeur qui tombe, le trouble immense de la première nudité, un corps jamais vu et ses plus intimes gestes, et le visage inconnu des femmes dans l'amour, quand il les faisait chanter sous lui, leur musique et leurs larmes, oui il les faisait pleurer, comme elle Nadia qui parfois pleurait de plaisir, et différemment d'elle car chacune était habillée d'une magie singulière.
Il avait cette conscience des limites jusqu'où peut aller le dénuement sans vous détruire, sans broyer le noyau central que l'on appelle l'âme, le sentiment de soi, l'estime qu'il faut bien se porter pour vivre et pour, disait-il accepter toute cette merde (il désignait la ville) sans se sentir sale.
Les autres venaient maintenant nonchalants et silencieux. Esther fut frappée de la beauté brune et violente. Une lumière insolite allumait la noirceur des yeux et la carnation mordorée. Ils avaient tant de cheveux que leurs visages s'y perdaient. Les hommes étaient plus sveltes que les femmes, mais elles portaient bien l'embonpoint, comme s'il n'avait été que la féminité.
Les enfants n’étaient pas battus (Esther se rassurait à ce sujet), mais cognés, oui ils l'étaient. Ils recevaient des torgnoles telles qu'elle n'en avait ni donné ni reçu. Ils ne pleuraient presque jamais. A cela on aurait pu deviner leur orgueil. Ils se tenaient debout au milieu du terrain boueux, regardant partir la mère mécontente qui venait de les taper, puis ils rejoignaient les autres qui jouaient. Ils n'avaient rien à faire que courir et se battre, pour passer le temps où ils n'étaient pas à l'école comme les autres enfants. C'était ce qui troublait le plus Esther quand elle arrivait : qu'ils fussent ainsi abandonnés à la liberté.
Le bonheur nous rend la beauté et notre âme éclaire notre corps.
[...] la vieillesse peut servir à cela, donner sa bienveillance, parce qu'on a le temps qu'il faut, parce qu'on attend plus avec impatience et colère des choses qui, ne venant pas, nous rendent hargneux envers ceux qui les ont.
Je crois que la vie a besoin des livres dit Esther, je crois que la vie ne suffit pas.
Ils n'avaient pas les jouets que reçoivent d'ordinaire les enfants, mais ils avaient la liberté. Ils faisaient un butin de tout ce qu'ils ramassait. Ils allaient et venaient comme bon leur semblait. Les petites jambes grises et nues, sur les trottoirs et caniveaux des rues voisines, ça sautillait, courait, revenait, s'arrêtait, reprenait.
Ce qui se perdait dans la misère c' était aussi le désir et l' élan vers l' avenir.
les enfants ne doivent pas porter le besoin que l'on a d'eux