Nous arrivons sur scène avec des répliques et des personnages plein la tête, mais la réalité excède perpétuellement l'image qu'on en forme ou l'idée qu'on s'en fait.
La lutte avec l’ange
Je disais, en commençant, que, sans la littérature, la grâce d’un cœur intelligent nous serait à jamais inaccessible. Les œuvres dans lesquelles je me suis plongé m’ont fait découvrir que la littérature elle-même a toujours maille à partir avec la littérature. Sur le chemin de la vérité, la compréhension littéraire de l’existence rencontre et affronte inévitablement son double. La bataille de la représentation bat son plein : une lutte sans merci oppose le récit au récit, la fiction à la fiction, l’intrigue révélante aux scénarios embellissants et gratifiants dictés par le désir. Notre activité fantasmatique, en effet, ne connaît pas d’interruption. Notre for intérieur est un cinéma permanent. Nous ne cessons de consommer et de produire des histoires. Même fatigués, nous ne faisons pas relâche : tous les faits se monnayent en anecdotes, tout ce qui arrive se raconte. Et le principal obstacle qui se dresse entre nous et le monde voire entre nous et nous-même est d’ordre romanesque. Le voile jeté sur les choses a, de même que leur dévoilement, une texture narrative. Or, si l’on peut être légitimement inquiet, à l’âge des nouveaux supports, pour l’avenir du livre, il n’y a aucune raison de croire à l’éclipse prochaine de la fable.
Comme l’écrit Kundera : « L’histoire de l’art est périssable. Le babillage de l’art est éternel. » L’art : éclaircissement de l’être. Le babillage de l’art : éblouissante clarté de l’universel mélodrame et de son manichéisme moral.
Etre homme, c’est confier la mise en forme de son destin à la littérature. Toute la question est de savoir laquelle.
"Quand deux camps s'affrontent, tout est solennel, tout est littéral, on se sort jamais de l'idéologie: ouvrir la bouche, c'est forcément prendre position.p.15 Folio
On considère souvent le roman comme le lieu d’une collision entre les songes ou les mensonges de l’imagination et la dureté du monde tel qu’il est : l’illusion se fracasse contre le principe de réalité, les chimères sentimentales et les grandes espérances sont anéanties par la vérité effective. La Plaisanterie nous contraint à approfondir cette définition. Sous le choc de la réalité et du rêve, un autre conflit se fait jour qui oppose la prise en compte par l’imagination de ce que Philip Roth appelle, dans Opération Shylock, « l'incontrôlabilité des choses réelles » et la tentative multiforme de soumettre l’ensemble des phénomènes à l’hégémonie du fantasme. Car l’imaginaire est double : l’imagination confère à l’homme le pouvoir de sortir de lui-même et d’habiter d’autres consciences ; le fantasme l’installe au centre du monde et lui assujettit les êtres, les choses, les événements ; l’imagination explore l’immaîtrisable, le fantasme en constitue la négation ; l’imagination prend acte de la pluralité, le fantasme la conjure ; l’imagination enseigne la modération, le fantasme nourrit la démesure ; l’imagination relève de l’attention, le fantasme est une production du désir. Imaginer, pour le moi, c’est se quitter ; fantasmer, c’est s’écouter, se dédommager, se repaître de scénarios compensatoires. Et Kundera romancier place cette seconde modalité de l’imaginaire sous le regard critique de la première.
Être homme, c'est confier la mise en forme de son destin à la littérature. Toute la question est de savoir laquelle. [conclusion finale] (p.280).
L"amour-propre , c'est précisément la perte de toute propriété, l’hémorragie du moi, la soumission intégrale de l'être au regard et au jugement des autres. (p.227).
Vivre, c'est se raconter ce qu'on vit: en allant au-devant d'une certaine. (p.207).
Le roman n'est pas une modalité parmi d'autres de la fable, il est la fable qui ne joue pas le jeu et qui, pour le dire avec les mots de milan Kundera, déchire "le rideau magique tissé de légendes" suspendu devant le monde. (p.171).
Ce n'est pas par l'inculture ou par la barbarie que la littérature est mise hors d'état d'agir, c'est par la déferlante narrative, donc littéraire, des préjugés et des poncifs qui donnent à chaque époque sa physionomie, sa tonalité, sa cohérence. (p.167).
L'homme, autrement dit, est l'être qu se définit non par ce qu'il fait - ses projets, ses produits, ses promesses, ses édifices, ses monuments - mais par ce que le scrupule ou la vergogne le retiennent de faire. (p.136).