Suis-je donc pareil à tout le monde ? Se mettait-il à penser durant ses insomnies. Suis-je pareil aux autres ? Pauvres matériaux pour un socialiste, mais excellents pour ceux qui font en ce monde le travail le plus rare. La vérité, c'est que, depuis quelques mois, il s'adonnait à cette classification, à cet inventaire mental de la jeunesse où l'on décide s'il y a lieu de mourir, ou non, pour des choses à quoi l'on ne croit plus.
Etre admis, pendant un moment, dans l'univers de Dick Diver était, de toute façon, une expérience inoubliable. Il donnait aux gens l'impression d’avoir pour eux des attentions particulières, de déceler, sous l'amas des compromissions qui l'avaient étouffée depuis tant d'années, ce que leur vie pouvait avoir d'unique et d'incomparable. Personne ne résistait longtemps à son exquise politesse, aux égards qu'il poussait si loin, et de façon si intuitive, qu'on ne pouvait les mesurer qu'aux résultats qu'il obtenait. Alors, sans autre précaution, de peur de laisser faner des relations à peine écloses, il vous ouvrait les portes de son univers. Tant que vous le considériez comme un tout parfait, auquel rien ne manquait, que vous y adhériez sans réserve, il ne travaillait qu'à vous rendre heureux. Mais, au premier soupçon, à la première lueur de doute, qui paraissait remettre en jeu l'intégralité de cet univers, il disparaissait à vos yeux, et c'est à peine si l'on se souvenait de ce qu'il avait bien pu dire ou faire.
Il avait de plus en plus de mal à reconnaître, à coup sûr, ce qui n'était qu'un détachement professionnel, un réflexe d'autodéfence, et ce qui indiquait peut-être une désaffection de son coeur. Lorsqu'on s'habitue à l'indifférence, ou qu'on la laisse s'atrophier, on finit par se sentir vide.Dick s'était habitué à se sentir vide de Nicole, et il la soignait contre sa volonté, en refusant toute contrainte émotionnelle. On dit des cicatrices qu'elles se referment, en les comparant plus ou moins aux comportements de la peau. Il ne se passe rien de tel dans la vie affective d'un être humain. Les blessures sont toujours ouvertes. Elles peuvent diminuer, jusqu'à n'être qu'une pointe d'épingle. Elles demeurent toujours des blessures. Il faudrait plutôt comparer la trace des souffrances à la perte d'un doigt, ou à celle d'un oeil. Peut-être, au cours d'une vie entière, ne vous manqueront-ils vraiment qu'une seule minute. Mais quand cette minute arrive, il n'y a plus aucun recours.
Le couple qu'elle formait avec Dick lui apparaissait désormais comme une ombre, imprécise et changeante, entraînée dans une sorte de danse macabre.
C'était triste, c'était une vraie solitude, ce vide du cœur l'un pour l'autre.
Quoi qu’il arrive, il y aura toujours en moi celle que je suis ce soir.