J'aime surtout la végétation qui pousse dans les ruines : cet envahissement de la nature, qui arrive tout de suite sur l'oeuvre de l'homme quand sa main n'est plus là pour la défendre, me réjouit d'une joie profonde et large. La vie vient se replacer sur la mort ; elle fait pousser l'herbe dans les crânes pétrifiés et, sur la pierre où l'un de nous a sculpté son rêve, réapparaît l'Éternité du Principe dans chaque floraison des ravenelles jaunes. Il m'est doux de songer que je servirai un jour à faire pousser des tulipes. Qui sait ! L'arbre au pied duquel on me mettra donnera peut-être d'excellents fruits ; je serai peut être un engrais superbe, un guano supérieur. (p. 94)
Mercredi, 22 heures,
Croisset, 26 août 1846
Vendredi, 16 heures,
Rouen, 11 décembre 1846
Nier l' existence des sentiments tièdes parce qu'ils sont tièdes, c'est nier le soleil tant qu'il n'est pas à midi. La vérité est tout autant dans les demi-teintes que dans les tons tranchés (p. 258).
Il y a douze heures, nous étions encore ensemble ; hier, à cette heure-ci, je tenais dans mes bras... t'en souviens-tu? [...] N'importe, ne songeons ni à l'avenir, ni à nous, ni à rien. Penser, c'est le moyen de souffrir. Laissons-nous aller au vent de notre coeur tant qu'il enflera le voile ; qu'il nous pousse comme il lui plaira, et quant aux écueils... ma foi tant pis! Nous verrons.
Jeudi soir, 23 heures,
6 août 1846
[...] J'ai au fond de l'âme le brouillard du Nord que j'ai respiré à la naissance. Je porte en moi la mélancolie des races barbares, avec ses instincts de migrations et ses dégoûts innés de la vie qui leur faisaient quitter leur pays comme pour se quitter eux-mêmes. Ils ont aimé le soleil, tous les barbares qui sont venus mourir en Italie ; ils avaient une aspiration frénétique vers la lumière, vers le ciel bleu, vers quelque existence chaude et sonore ; ils rêvaient des jours heureux, pleins d'amours, juteux pour leurs coeurs comme la treille mûre que l'on presse avec les mains. J'ai toujours eu pour eux une sympathie tendre, comme pour des ancêtres. Ne retrouvais-je pas dans leur histoire bruyante toute ma paisible histoire inconnue ? [...]
(Editions Payot & Rivages, Paris, 2017, p. 31)
Mercredi matin, 7 octobre 1846
[...] Parmi les marins, il y en a qui découvrent des mondes, qui ajoutent des terres à la terre et des étoiles aux étoiles. Ceux-là ce sont les maîtres, les grands, les éternellement beaux. D'autres lancent la terreur par les sabords de leurs navires, capturent, s'enrichissent et s'engraissent. Il y en a qui s'en vont chercher de l'or et de la soie sous d'autres cieux. D'autres seulement tâchent d'attraper dans leurs filets des saumons pour les gourmets et de la morue pour les pauvres. Moi, je suis l'obscur et patient pêcheur de perles qui plonge dans les bas-fonds et qui revient les mains vides et la face bleuie [...]. Je passerai ma vie à regarder l'Océan de l'Art où les autres naviguent ou combattent, et je m'amuserai parfois à aller chercher au fond de l'eau des coquilles vertes ou jaunes dont personne ne voudra ; aussi je les garderai pour moi seul et j'en tapisserai ma cabane. [...]
(Édition Payot et Rivages, Paris, 2017, p. 195-196)
(…) Y a-t-il une chanson de table qui ait été écrite par un homme ivre ? Il ne faut pas toujours croire que le sentiment soit tout. Dans les arts, il n'est rien sans la forme. Tout cela est pour dire que les femmes qui ont tant aimé ne connaissent pas l'amour pour en avoir été trop préoccupées ; elles n'ont pas un appétit désintéressé du Beau. Il faut toujours, pour elles, qu'il se rattache à quelque chose, à un but, à une question pratique ; elles écrivent pour se satisfaire le coeur, mais non par l'attraction de l'Art, principe complet de lui-même et qui n'a pas plus besoin d'appui qu'une étoile. Je sais très bien que ce ne sont pas là tes idées ; mais ce sont les miennes. Plus tard je te les développerai avec netteté et j'espère te convaincre, toi qui es née poète(…)
(12 août 1846)