Il y a un corbeau entre ma mère et moi, en cet instant, perché sur une branche nue, qui nous observe. Au-dessous, une dalle de granit, sur laquelle ma mère est couchée. Je ne vois pas ses traits, ils sont absorbés dans la pâleur de l'air, dans la pierre de la dalle, dans la texture de la terre. Je n'ai pas besoin de voir ses traits, je sais que c'est ma mère et sa voix m'enveloppe tout entière. Sa voix est douce, fondue à ma chair. Elle m'appelle, cette voix que j'ai toujours entendue au fond de moi. Elle veut que je me couche auprès d'elle, sur la dalle, que je la prenne dans mes bras et me mêle à elle, pour l'accompagner, pour que nous soyons ensemble là ou elle est, là où elle va. Elle veut mon amour, elle veut ma mort.
Sa voix si tendre, son enthousiasme, "ma chérie"....
Ma mère:deux voix, deux visages.Je les entends, les vois tour à tour .Je n'ai jamais su sur quel pied danser avec elle mais comme elle m'a fait danser personne ne m'a fait danser comme elle.
Elle est par dessus mon épaule, haletant légèrement , comme lorsque j'étais enfant.
Pas de fleurs, des petites phrases courtes, ma chérie.
quand nous nous sommes connues nous parlions de nos enfants et nos amours. Un jour nous nous sommes aperçues que nous parlions de nos parents. Plus ils s'enfonçaient dans le dédale de la vieillesse, plus nos conversations se multipliaient
Je me dis que la vieillesse c'est que plus personne n'a besoin de vous, plus personne ne sollicite votre cerveau.
ON fait avec le vieux parent comme on fait avec ses enfants : on voudrait qu'l mène une vie saine, fasse du sport, ait de bons amis, se porte bien et ne vous colle pas aux basques. On fait ce qu'on sait faire, on devient tyrannique.
Nous travaillons une bonne partie de l ' après-midi. De temps en temps, je lève les yeux, ou elle.Nos regards se rencontrent.
Se rencontrent, c'est tout.Ne poissent pas, ne collent pas, ne se collettent ni ne se fuient, pas d'embrouille mère - fille, manoeuvres dépassées, humains en paix.
Plus tard, dans le train , je repense à ce week-end. J'ai vu ma mère heureuse, j'ai vu l'affreuse misère du délabrement reculer , pour une fois nous avons su nous séduire l'une l'autre, en douceur et intelligence.Je me dis que la vieillesse, c'est que plus personne n'a besoin de vous, plus personne ne sollicite votre cerveau.Bon, et après comment faire? Je triture le problème en tous sens, me torture.En fin de compte, me dis que c'est un souvenir à chérir, à convoquer aux heures sombres, quand elle sera devenue une autre, quand la cellophane l'aura transformée en alien, un souvenir pour me servir de garde-fou et lui assurer justice jusque dans ces territoires de l ' inhumain.