Cette dynastie du bistouri avait ses rituels et, à Paris, vers où convergent les ambitions, ses lieux de culte ostentatoires. L'église catholique, apostolique et romaine scellait le pacte dans un parfum d'encens et un choeur d'alléluias; après quoi, l'Académie de médecine, une autre cathédrale, le consacrait sous un crucifixet dans une odeur d'éther.
Le poète de "Romances sans paroles" et des "Fêtes galantes" [Paul Verlaine], que j'ai tant aimé à l'adolescence sans savoir que mon aïeul avait été son bon médecin, qu'il l'avait libéré de ses fureurs et encouragé à la ferveur, ne mourut pas à Broussais, mais chez lui, au 39 rue Descartes, le 8 janvier 1896, d'une congestion pulmonaire. La veille, le docteur Chauffard fut appelé à l'aide. Pour ne pas repartir sans avoir rien tenté, il ordonna des sinapismes, c'est à dire des cataplasmes à base de farine de moutarde dans l'espoir de dégager ses bronches encrassées et de « réveiller cet organisme abattu ». Mais ce fut en vain. Le corps, épuisé, avait abdiqué sans même avoir eu le goût de se révolter.
La généalogie est une science fondée sur un mystère, de l'Histoire taquinée par le roman. (p. 23)
Mais, côte à côte dans la mémoire des hommes, mes deux grands-pères n'ont pas cessé de vouloir sauver leurs contemporains, ils ont continué de prier et de célébrer "une profession noble, grande et triste entre toutes". Sans s'avantager, ils ont fait leur métier. Je fais le mien, je crois, en me souvenant d'eux.
Le poète de Romances sans paroles et des Fêtes galantes, que j'ai tant aimé à l'adolescence sans savoir que mon aïeul avait été son bon médecin (...).
---la vocation de mon grand-père, ce garçon de vingt-ans que rien ne prédestinait à la neurologie, est-elle née du traumatisme de la Grande-Guerre, du spectacle dantesque de la destruction ajouté à celui, grotesque, de la déraison. Peut-être a-t-il pensé à cet instant qu'il réussirait un jour à ouvrir le cerveau de l'homme, où logent son génie et sa folie. (...) il étudierait le secret de l'humanité. Un ouragan sous un crâne. (p. 32-33)