J'ai compris que j'étais un roi que rien ne rassasie.
Et que cette faim qui me rongeait les sangs,
Cette faim de terre
De foule
Et de vitesse,
Rien, jamais, ne l'apaiserait jusqu'à la mort.
Sans réveiller personne, me faufilant en silence à travers les tentes,
je suis allé retrouver Bucéphale.
Je l'ai sellé et suis parti vers les berges du fleuve.
Il faisait encore frais.
La brume de l'aurore montait de la terre, et c'était comme des nuages qui couraient à mes pieds.
Tout dormait d'un silence de rêve.
Aucun chant d'oiseau encore,
Aucun cri de bête,
Pas même un bruissement de l'eau que la brume semblait étouffer.
Je contemplais ce grand fleuve barbare, la rive ennemie, là-bas,
au delà du cours infranchissable,
Et c'est là que je le vis.
A une centaine de pas devant moi, avançant avec précaution dans les hauts roseaux du fleuve,
Un tigre bleu.
" Babylone qui n'en revenait pas d'ouvrir ses portes violées à un roi étranger,
A la peau blanche et aux boucles blondes.
...
Babylone qui avait dormi pendant des siècles, bercée par le doux frivoles des palmes que les eunuques agitent inlassablement.
Babylone que je réveillais de mon rire barbare,
Et qui se redressa tout à coup, comme une vierge qui se baigne et qui cherche désespérément un drap pour cacher sa nudité.
Oui j'étais à Babylone."
" Alexandre est celui qui verra la mort de son vivant.
Je vais te raconter de que je fus
Et tu boiras chacun de mes mots,
Espérant même que je ne meure pas trop vite.
Oui, Alexandre va faire pâlir le dieu des morts,
D'étonnement d'abord,
Puis de ravissement."
Je regarde ton ombre qui se dessine sur le mur,
Ton ombre qui croît.
Je sais que c'est le visage du dieu d'en bas qui est là, sur le mur blanc de mon palais de marbre.
Le visage des morts dans la chaleur de l'été babylonien
Mais je n'ai pas peur.
Tu peux grandir à ton aise,
Emplir ma chambre toute entière,
Je t'invite.
Sois mon hôte.
Approche,
Approche, je sais qui tu es.
Je vais mourir.
Ce sera bientôt ton tour de m'inviter en ton palais.
Tant que tu te nourriras de terre, tu seras immortel
Car je suis celui qui n'a jamais pu se rassasier,
Je suis l'homme qui ne possède rien,
Qu'un souvenir de conquêtes.
Tu acquiesces?
Oui, il me semble voit ta tête se pencher doucement.
Mais je n'en suis pas sur.
Tout se trouble à nouveau.
Il est temps de mourir,
Je le sens.
Je ne reculerai pas.
Je veux être nu,
Sans tunique, ni diadème,
Avec juste, entre mes dents de mort, la pièce rouillée qui suffit
à payer mon passage.
Tu sais qui je suis,
Tu me reconnaitras dans ma nudité.
Prends pitié de moi,
Je vais mourir maintenant,
Et tu pourras à ta guise me serrer dans ta main de juge infaillible.
Je vais mourir seul
Dans ce feu qui mon ronge,
Sans épée, ni cheval,
Sans ami, ni bataille,
Et je te demande d'avoir pitié de moi,
Car je suis celui qui n'a jamais pu se rassasier,
Je suis l'homme qui ne possède rien
Qu'un souvenir de conquêtes.
Je suis l'homme qui a arpenté la terre entière
Sans jamais parvenir à s'arrêter.
Je suis celui qui n'a pas osé suivre jusqu'au bout le tigre bleu
de l'Euphrate.
J'ai failli.
Je l'ai laissé disparaitre au loin
Et depuis je n'ai fait qu'agoniser.
A l'instant de mourir,
Je pleure sur toutes ces terres que je n'ai pas eu le temps de voir.
Je pleure sur le Gange lointain de mon désir.
Il ne reste plus rien.
Malgré les trésors de Babylone,
Malgré toutes ces victoires,
Je me présente à toi, nu comme au sortir de ma mère.
Pleure sur moi, sur l'homme assoiffé?
Je ne vais plus courir,
Je ne vais plus combattre,
Je serai bientôt l'une de ces millions d'ombres qui se mêlent et s'entrecroisent dans les souterrains sans lumière.
Mais mon âme, longtemps encore, sera secouée du souffle du cheval.
Pleure sur moi,
Je suis l'homme qui meurt
Et disparait avec sa soif.
"Pour la première fois, la terre me sembla être un royaume à ma dimension.
Un royaume que je devais arpenter jusqu'au bout.
Le tigre bleu de l'Euphrate m'a logé au fond du ventre une faim infinie,
Un appétit de bête que rien n'apaise.
Le désir était né en moi de foncer désormais vers l'est,
Toujours plus loin. "
Est ce qu'Alexandre va mourir ?
Oui c'est à ton tour de m'inviter à trinquer à ta table.
Au milieu des tiens
Dans ton royaume troglodyte où les yeux ne servent à rien,
Tu invites Alexandre
Et Alexandre va venir.