Citations sur Salina : les trois exils (139)
Il écoutait tout, avec avidité, sidéré qu’il puisse y avoir tant de mots dans cette femme. Que sa mère qui ne vivait rien d’autre que ces journées longues passées à ses côtés, ces journées de marche, de campement, de survie, ait pu avoir une vie si pleine de blessures et de fracas. Il a cru parfois qu’elle inventait, mais ce sentiment a vite disparu. Elle avait dans la voix des fêlures qui ne mentent pas, quelque chose en elle se brisait parfois.
" Moi, Malaka, reprend-il, fils des longues veillées du désert, je le dis devant vous : je ne sais pas qui était cet enfant. J'y ai souvent pensé. Lorsque j'étais jeune, sur les marchés des caravansérails, j'ai entendu parler des "enfants-malheur" Dans le royaume des lacs, il y a , paraît-il cette tradition pour calmer la voracité du mauvais destin : choisir des enfants du clan et les perdre.
Elle sait, elle, que la vie se soucie peu de la volonté des hommes, qu'elle décide à leur place, impose, écarte les chemins qu'on aurait voulu explorer et affaiblit ce qu'on croyait éternel.
Au tout début de sa vie, dans ces jours d’origine où la matière est encore indistincte, où tout n’est que chair, bruits sourds, pulsations, veines qui battent et souffle qui cherche son chemin, dans ces heures où la vie n’est pas encore sûre, où tout peut renoncer et s’éteindre, il y a ce cri si lointain, si étrange que l’on pourrait croire que la montagne gémit, lassée de sa propre immobilité. Les femmes lèvent la tête et se figent, inquiètes. Elles hésitent, ne sont pas certaines d’avoir bien entendu, et pourtant cela recommence : au loin, vers la montagne Tadma, que l’on ne franchit pas, un bébé pleure. Est-ce qu’elles sentent, les femmes du clan Djimba, à cet instant, tout ce que contient ce cri ? Le sang qu’il porte en lui ? Les convulsions, les corps meurtris, les bannissements et la rage ? Est-ce qu’elles sentent que quelque chose commence avec ce tout petit cri à peine identifiable, quelque chose qui ne va pas cesser de grandir jusqu’à tout renverser ?
Le cimetière accepte Salina, la femme aux trois exils, celle qui eut un fils haï, un fils colère et un fils pour tout racheter, Salina, la femme salée par les pleurs, condamnée à naître et à mourir en marchant dans des terres inconnues.
Elle pourrait mourir dans ces instants d'attente qui sont comme des vies entières.
P.21
Elle sait à cet instant, que quelque chose commence. Une existence à deux, où elle devra instruire, nourrir, protéger, une vie, enfin.
Salina grandit, marche, écoute, la questionne. Mamanbala lui apprend tout: le jeu des pierres dans le fond des rivières, le son des saisons, la façon de coiffer les cheveux d'une fille selon les couleurs du ciel. Elle prie les esprits avec elle, à ses cotés, Son odeur dans sa couche, généreuse, épaisse, est celle de la bienveillance (…)
Je ne peux pas raconter le détail de chaque jour, la confiance qui croît entre la femme et la petite fille, mais je sais cela: il n'y a qu'une chose que Mamanbala n'a pas dite, c'est que grandir était un exil.
"Tu m'enterreras sous cette dune et pour l'éternité je sentirai le roulement doux du sable. Les dunes avancent, tu sais, comme des navires lents et elles m’emmèneront avec elles..."
p.114
Je sais moi, qu'une guerre ne s'achève vraiment que lorsque le vainqueur accepte de perdre à son tour.