Un fleuve de fumée

En regardant la foule défiler, Bahram se rappela sa première visite sur l'île, des décennies auparavant; il était resté bouche bée à admirer sans vergogne les pavillons exquis, les griffons sculptés, les jardins en terrasse et les lacs artificiels; il se rappelait le goût enivrant du vin de riz et l'impression de vivre une sorte de rêve éveillé. Il lui semblait aujourd'hui qu'il échangerait volontiers toutes ses années d'expérience, pour éprouver de nouveau, ne fût-ce qu'un instant, cet émerveillement incandescent durant lequel, même au milieu de tant de choses nouvelles et étonnantes, rien ne paraîtrait plus extraordinaire que le fait que lui, un pauvre gamin venu d'un village gujarati, ait réussi à pénétrer dans un jardin chinois.

"La présence de Monsieur Jardine à Londres sera pour nous d'un grand avantage. Il saura exercer son influence sur le gouvernement d'autres manières. Il sait comment dépenser son argent, voyez-vous, et il a beaucoup d'amis au Parlement."
Bahram hocha la tête. "La démocratie est une chose merveilleuse" dit-il d'un air rêveur. "C'est un merveilleux tamasha qui occupe les gens du commun de façon que des hommes tels que nous puissent prendre soin de toutes les affaires importantes. J'espère qu'un jour l'Inde pourra également jouir de ces avantages - et la Chine aussi, bien entendu."

Sans l'évasion et le refuge que lui avait offert Fanquitown, il aurait été un homme sans importance, un raté, le parent pauvre méprisé de tous. C'était la Chine qui lui avait épargné ce sort, Canton qui lui avait donné richesse, amis, statut social, un fils; c'était cette ville qui lui avait enseigné tout ce qu'il savait de l'amour et des plaisirs charnels. Sans Canton, il aurait vécu la vie d'un homme de l'ombre.

Il était un de ces hommes dont les seules prétentions consistent à exagérer l'énormité de leurs instincts et appétits; à l'entendre, il n'aimait rien de plus que de passer ses journées au lit, à manger, boire, péter et forniquer.
La description de son personnage fictif était si insistante qu'il fallut à Neel un bout de temps pour comprendre que Vico, au contraire de ce qu'il affirmait, était travailleur, énergique, mari fidèle et catholique dévot.

Depuis le pont du Redruth, l'île (de Hong Kong) avait l'allure d'un gigantesque lézard, avec son immense tête plongeant dans la mer et son dos montagneux se terminant en une queue recourbée. Ses pics menaçants et ses rochers escarpés drapés de nuages avaient quasiment magnétisé Paulette dès le début.

Bahram, dès qu'il était entré dans la rivière des Perles, avait compris que les choses avaient vraiment changé en Chine. Dans le passé, il aurait laissé l'Anahita à Lintin Island, à l'embouchure du fleuve. Cette fois, il n'y avait pas un seul navire dans l'île, à part deux vieilles coques. Les années précédentes, c'est du pont de ces vaisseaux démâtés que l'opium avait été chargé et emporté par les bateaux-crabes. Regarder ces embarcations fines, puissantes, fendre l'eau, soixante rames se levant et retombant à l'unisson avait été à l'époque un des spectacles les plus excitants de la rivière des Perles.

Un nid d'aigle montagneux se profilait à l'horizon : l'île de Sainte Hélène. Même à distance, il était clair que la marine britannique avait pris d'extraordinaires précautions : tant de vaisseaux patrouillaient autour de l'île qu'il semblait qu'une grande bataille navale dût se dérouler sous peu.
La vue de l'île et des bateaux de guerre autour suscita une excitation nouvelle sur la plage arrière : "Penser que là-bas se tapit la Créature qui mit sens dessus dessous le monde..."
"Annihila des armées entières, à Iéna et Austerlitz..."

Bientôt surgit brusquement au-dessus de la mer une chaîne de montagnes escarpées. Voici Hong Kong, annonça Fitcher : peu de maisons étaient visibles sur le rivage et encore moins d'arbres. C'était un endroit sauvage balayé par la tempête. Le nom Hong Kong signifiait "port des Senteurs" ce qui frappa Paulette comme une description étrangement malicieuse pour un lieu aussi désolé et inhospitalier.

Napoléon éclata de rire...ainsi leurs relations se brisent sur les barrières du protocole ?
Exactement, votre Majesté. Dans ce domaine, aucune des deux parties ne veut céder. S'il existe une nation qui puisse égaler les Anglais en arrogance et obstination, c'est bien les Chinois.

Dans sa vie passée à Calcutta, Neel avait connu beaucoup d'hommes qui avaient eu des enfants hors mariage : aucun d'entre eux, pour ce qu'il en savait, n'avait montré la moindre trace de gentillesse dans leur traitement de leurs maîtresses et de leur progéniture; il en connaissait même certains qui, par crainte d'un chantage, avaient fait étrangler les nouveaux-nés.