Plusieurs semaines m'ont été nécessaires avant d'oser m'attaquer à la critique de ce roman où l'autobiographie affleure à chaque page.
Mon ressenti à cette lecture est tellement en décalage face à celui de la majorité des lecteurs que je tâtonne pour formuler mes impressions.
Je me sens à contre-courant, moi qui à aucun moment n'ai pu me sentir touchée par le récit de ce quotidien.
Je ne peux m'empêcher de voir dans ce livre-témoignage le récit d'un déni, et c'est cet aspect-là de ma lecture qui m'a émue.
Dans toute cette vie (pour le moins) "farfelue" qui nous est contée, je ne peux que percevoir, à travers les mots d'amour, de liberté et autres signes d'un certain bonheur, la petite fille devenue écrivaine, trop jeune à la mort de sa maman pour avoir de véritables souvenirs objectifs et réels de la vie familiale passée, et tellement pleine d'amour envers sa maman perdue si tôt, qu'elle ne peut s'empêcher de transformer en soleil (brûlant, certes, mais lumineux, éblouissant), la nuit de ses premières années de vie.
Tous les ressentis exprimés par les personnages me semblent contredits par les faits exposés:
- la cadette, 4-5 ans, est-elle vraiment une petite fille libre ? Elle qui, à son âge, s'est remise à faire pipi au lit, pas une fois, mais à de nombreuses reprises... exprimant ainsi une détresse certaine, non ? Tous les pédo-psychiatres le disent, l'énurésie nocturne à cet âge n'est pas anecdotique... Et la réaction des parents ? de la part de la mère, aucune, elle dort, le matin. de la part du père, c'est selon, gronderie forte ou douce. Mais comment peuvent-ils ne pas en chercher la raison?
Cette même petite fille n'aime pas l'école (à cet âge, l'énorme majorité des enfants sont contents d'aller à l'école). Pourquoi ? Ne serait-ce pas parce qu'elle se fait moquer d'elle à cause du comportement de ses parents ? Se retrouver en pyjama à l'école, ne jamais avoir la certitude que sa mère sera bien à la sortie de l'école... Cela n'aide pas, c'est sûr. Quand en plus la petite fille doit passer sa journée à se demander dans quel état elle va retrouver sa mère le soir...
L'aînée non plus, du haut de ses 5-6 ans, n'aime pas l'école (!). A qui la faute ? Mêmes causes, mêmes effets. Elle se retrouve déjà à moitié hors du système scolaire, en CP, séchant l'école, volant... Qu'elle est belle la liberté de faire ce que l'on veut. Qu'elle est triste, aussi. Je n'y vois, moi, encore une fois qu'une immense détresse affective, un appel au secours muet.
Le papa aussi nous est présenté comme un homme, certes vivant un quotidien familial difficile, mais plutôt bien dans sa vie finalement (voir ce qu'il dit de la vie des "autres gens"). Mais l'auteure nous dépeint un personnage de conte, le "prince charmant" dont la petite orpheline veut garder l'image. En réalité, cet homme, humain, juste humain, avait-il vraiment ces réflexions encore pleines d'espoir sur sa vie, pouvait-il vraiment faire preuve de tant de force et d'espoir, quand chaque jour il devait assumer ses trois filles, dès le lever, alors que leur mère "se reposait", puis allait exercer toute la journée un emploi bien éloigné de ses ambitions artistiques, mais nécessaire, alimentaire, pendant que sa femme "se reposait" à la maison, et rentrait le soir, sans avoir aucune certitude sur la situation qu'il trouverait à son retour : femme conscience ou dans les vapes, déprimée ou euphorique, filles gérées plus ou moins ou livrées à leur sort? N'est-on pas stressé dans un tel quotidien? Ne peut-on pas s'empêcher de se dire, "et si...?", n'a-t-on pas des moments de doutes, de colère?
Enfin, la maman. J'ai eu l'impression de voir un beau dessin de petite fille qui représente sa maman en princesse, en lisant les mots disant la mère. Factice, trop haut en couleurs pour être crédible, mais naïf et sincère. Quelle petite fille devenue femme, dans cette situation difficile, ne s'efforcerait pas de convaincre son lectorat, pour se convaincre elle-même peut-être, que sa maman les aimait vraiment plus que tout au monde, plus que la drogue même, alors qu'on est face à de nombreux exemples qui nous montrent le contraire (la séance des crêpes, les filles "oubliées" à l'école, la reprise de la drogue pendant sa troisième grossesse....
Bien sûr, on comprend sa fragilité, sa dépendance physique à la drogue, mais d'un autre côté, quand on apprend son passé, son enfance aisée, ses parents certes peu présents, plutôt rigides, mais non maltraitants, son immersion familiale dans un milieu cultivé, intellectuel, ses études brillantes, son physique très avantageux, les coûteuses séances avec divers psy aux tarifs exorbitants... pour ma part j'ai du mal à la voir en victime, et ne peux m'empêcher de songer à toutes ses héroïnes du quotidien, qui ont le courage d'assumer une vie beaucoup moins exaltante.
Et pourtant, malgré ce qui pourrait sembler une critique très sévère, je le reconnais (mais argumentée, je l'espère) de ce roman, j'en admire deux points essentiels.
D'une part, l'écriture, juste magnifique.
Clarisse Gorokhoff a un sens de la formule remarquable, elle se joue des mots (maux) et jongle avec eux avec virtuosité. Je n'hésiterai donc pas à me lancer dans un autre de ses romans.
Deuxièmement, bien qu'ayant critiqué le fond, je ne peux m'empêcher d'y voir une volonté, peut-être inconsciente de l'auteure, de faire "comme si" elle présentait un certain bonheur familial, bien que fragile, fondé sur l'amour et la liberté, tout en nous faisant percevoir entre les lignes une grande détresse, un sentiment d'abandon, une immense angoisse. Et les dernières pages
relatant l'après, la vie redevenue peut-être plus ennuyeuse, mais stable, rassurante, la reprise d'une scolarité suivie, les sorties culturelles m'apparaissent comme les images d'un pardon accordé par la petite fille devenue adulte à sa maman trop peu connue qui l'a fait tant souffrir par sa vie et sa mort.
Ce roman est un bel acte de résilience. Je me demande quelle place dans sa fratrie occupait l'auteure dans sa "vraie vie"...