Il ressort de cette étude que, dans les premiers temps de son séjour à Rome, Raphaël connut et aima une femme avec laquelle il vécut jusqu'à sa mort; que la vue et l'intimité constantes de cette femme, loin d'atrophier son génie, l'exaltèrent; qu'il vécut de cet amour par l'esprit autant que par le cœur; que l'on ne sait rien d'ailleurs ou presque rien de cette femme ; que, sur ce sujet, la plus grande partie du récit de Vasari est fausse; que la narration éditée au XVIIe siècle ne repose sur rien de certain; que, néanmoins, le nom de la Fornarina prévaudra longtemps, toujours peut-être, sur celui de Margarita; que Raphaël a fait plusieurs portraits de cette femme, mais qu'on n'en a encore retrouvé qu'un seul dont l'authenticité soit incontestable; que Raphaël, enfin, a eu constamment sous les yeux ce modèle, qu'il l'a rappelé dans quelques-unes de ses œuvres les plus importantes et reproduit presque trait pour trait dans la plus belle de ses Vierges.
Raphaël, peintre de portraits, va nous faire entrer dans l'intimité du monde où lui-même a vécu. On l'a dit avec raison, l'histoire n'est souvent que le plus mal informé des tribunaux. L'étude que nous tentons ajoutera peut-être quelques notes à des dossiers qui demeureront toujours incomplets. Chacun des personnages représentés par Raphaël nous ouvrira pour ainsi dire la porte de sa maison, nous parlera de ses ancêtres, nous introduira dans sa propre famille, nous fera saisir quelque chose des qualités morales et de l'aspect pittoresque de ce monde, où chaque homme avait sa physionomie propre et son costume à lui, son caractère très nettement accentué, souvent même trop énergiquement accusé pour la sécurité de tous.
Les portraits de Raphaël par lui-même seraient en grand nombre si l'on s'en rapportait à toutes les attributions. On a eu la manie d'en chercher et la prétention d'en trouver partout. Pour une critique attentive, deux seulement sont irrécusables : le portrait du musée des Offices et le portrait introduit dans l'École d'Athènes,. Deux autres ont pour eux les caractères de la probabilité : le portrait dessiné de la collection d'Oxford et le portrait gravé par Marc-Antoine. Quant au portrait qui se trouve dans le tableau de Saint Luc peignant la Vierge c'est bien encore celui de Raphaël, mais il n'est pas de la main du maître.
Étudier Raphaël comme peintre de portraits, voir les portraits qu'il a peints sous le jour particulier qui leur convient, connaître les personnages que représentent ces portraits, placer ces personnages dans le milieu où ils ont vécu, tâcher même d'y vivre un moment avec eux, chercher à reconstituer leur identité morale, recueillir les éléments épars de leur iconographie , pénétrer dans un cercle assez large pour contenir à la fois quelque chose de la religion, de l'histoire, de l'art, de la philosophie et des lettres du plus lumineux des siècles modernes, tel est le but que nous poursuivrons dans cette étude.
Gomment résister à l'âme de l'artiste, quand elle se livre avec tant d'abandon et de simplicité ? Ce charme pénétrant, qu'on éprouve mais qui ne se peut dire et que Raphaël a donné presque h son insu aux moindres de ses oeuvres, il le portait en lui, j'allais dire sur lui, et il l'a répandu, sans le savoir aussi, sur sa propre image.