"Messieurs", commença le colonel Cargill, s'adressant à l'escadrille de Yossarrian et mesurant soigneusement ses pauses, "vous êtes des officiers Américains. Les officiers d'aucune autre armée au monde ne peuvent en dire autant. Songez-y.
Le sergent Knight y songea, puis annonça poliment au colonel Cargill qu'il parlait aux hommes de troupe et que les officiers l'attendaient de l'autre côté du terrain. Le colonel le remercia sèchement et, ruisselant d'autosatisfaction, traversa le terrain à grands pas. Il était fier de constater que 29 mois de service n'avaient pas émoussé son génie de l'ineptie.
Il avait décidé de vivre éternellement, quitte à se tuer à la tache, et il estimait que sa seule mission, quand il s'envolait, était d’atterrir vivant.
- Je suppose que vous vous moquez de perdre votre jambe, n'est-ce-pas ?
- C'est ma jambe!
- Absolument pas ! rétorqua l’infirmière Cramer. Cette jambe appartient au gouvernement américain. Exactement comme un uniforme ou un pot de chambre.
Derrière eux, des hommes mouraient. Égrenées sur des kilomètres en une ligne tortueuse, zigzagante et mortelle, les autres escadrilles parcouraient le même trajet périlleux en direction de l’objectif et s’insinuaient rapidement dans la masse de plus en plus dense des explosions passées et présentes, telle une bande de rats courant à travers leurs propres excréments. Un avion, en feu, dérivait tout seul, comme un monstrueux oiseau blessé battant des ailes, ou une gigantesque étoile rouge sang.
Un éclat d’obus de plus de six centimètres avait pénétré de l’autre côté, sous son bras, l’avait transpercé de part en part en emportant avec lui des quartiers entiers du malheureux à travers le trou gigantesque creusé dans ses côtes. [...] La prodigalité de Dieu s’étalait devant lui, se dit-il amèrement – foie, poumons, reins, côtes, estomac, plus les morceaux de tomates bouillies que Snowden avait mangées ce jour-là au déjeuner.