Je viens de terminer, lentement, douloureusement, un livre douloureux- et lent.
Mais magnifique.
Parle-moi, c'est le long monologue intérieur, lucide, sans concession, d' Ingeborg, une bibliothécaire norvégienne, mère d'un jeune étudiant qui la rejette, veuve entre deux âges, pétrie de conventions, terrifiée par le qu'en- dira- t -on, corsetée par l'habitude - et qui rencontre, lors d'un voyage à Cuba, un musicien noir, Enrique, qui devient son amant.
L'inégalité de leur statut, sur l'île, les met souvent en position délicate. La différence de leur niveau de vie, de leur couleur de peau, de leur implication sentimentale, de leurs perspectives sociales et économiques ne sont pas sans susciter des interrogations dérangeantes, cruelles, -et toujours très justes.
L'éveil de sa sensualité endormie, le dépaysement, les peurs et la méfiance qui subsistent en elle, poussent Ingeborg à des audaces insoupçonnées en même temps qu'à des prudences ou des soupçons qui la remplissent de honte.
Ce qui vient tout compliquer, et fait toute la richesse de ce récit d'une brève rencontre ravageuse, c'est que ce monologue intérieur, sans pitié et rigoureux comme un examen de conscience, est également un dialogue .
Ingeborg est aussi une mère, et une mère en plein désarroi.
Son fils, Torgrim, a coupé les ponts avec elle, sans raison avouée, sans motif apparent. Il ne repond jamais , la fuit, l'esquive, ne lui dit rien de sa vie.
Il ne lui parle plus, alors elle lui parle.
Sa liaison avec un homme tellement Autre que son opacité, matérialisée par la noirceur de sa peau, la bouleverse, jette Ingeborg dans la quête désespérée de cet Autre né d'elle, ce fils qu'elle ne connaît pas ou si mal, cet Etranger dans sa propre sphère.
Lentement, elle va comprendre que la liaison qui la remue tant et la pousse à des actions téméraires, est aussi une façon de renouer avec son fils, de revivre leur amour plein de malentendus et de pulsions antagonistes. Eduquer, posséder ; s'émanciper, exister. Être une mère ; être un homme.
Et une façon, de se dénouer de lui, de couper un cordon devenu douloureux.
La pénétration lente , la pertinence aigüe, la sensibilité retenue, l'écriture sismographique d'un coeur en déroute, m'ont parfois conduite jusqu'au malaise.
Aussi ai-je lu le livre par petites lampées, comme un breuvage amer, nécessaire. Une espèce de potion magique aux effets inattendus. Comme Alice, il m'a fait tour à tour grandir, rapetisser, éprouver fortement des souvenirs enfouis, comprendre vertigineusement des angoisses récentes.
C'est un livre profond et fort. On n'en sort pas indemne. On en sort plus instruit(e) sur soi-même. Peut -être un peu plus aguerri(e) et plus libre.
Une fois encore, je remercie Idil-Booky, qui non seulement m'a fait découvrir ce livre majeur et ignoré, mais en a aussi accompagné les effets, avec toute sa sollicitude et son empathie coutumières...