Sophie PEUGNEZ vous présente Héritage et Milieu de Vigdis Hjorth aux éditions Actes Sud
Je citais le poème de Brecht sur la femme qui avait vu sa pension amputée de moitié mais qui allait tout de même chaque jour chez l'épicier lui demander ce dont elle avait besoin, pas plus, pas moins qu'avant, un demi-pain, une tête de chou, un poireau et une fois la somme calculée, elle ouvrait son porte-monnaie en cuir défraîchi et devait avouer qu'elle n'avait pas assez pour payer ces quelques marchandises et elle quittait la boutique en secouant la tête, "sous les yeux de tous les clients". En effet, " si nous tous qui n'avons rien n'apparaissons pas là où la nourriture est à vendre, on pourrait croire que nous n'avons besoin de rien.Mais si nous venons et ne pouvons rien acheter, les gens au moins sont au courant."
Astrid sortit une clémentine de sa poche, l’éplucha, mit un quartier dans sa bouche et fit passer le fruit à Søren qui fut décontenancé avant de comprendre qu’il devait prendre un quartier et me passer la clémentine. Søren prit un quartier et me passa la clémentine, j’en pris un quartier à mon tour et passai la clémentine à mère qui en préleva un quartier et la fit passer à Åsa, comme avait fait le président du Norsk Tidsskriftforum alors que nous étions englués dans de difficiles négociations avec les éditeurs : il avait épluché une orange et l’avait fait passer à la ronde afin que chacun en prenne un quartier, une vieille coutume africaine destinée à atténuer les tensions, car quand les gens partageaient la nourriture et la mangeaient ensemble, les esprits avaient tendance à se calmer.
Il est étrange de penser à quel point le hasard nous fait rencontrer certaines personnes qui seront déterminantes pour la suite de notre existence, influant sur nos choix et infléchissant résolument notre vie. Ou n'y a-t- il pas de hasard ? Subodorons- nous que la personne en face nous poussera sur un chemin où, consciemment ou inconsciemment, nous souhaitons aller ? Auquel cas , nous donnons suite à cette rencontre. Ou bien pressentons- nous que la personne en face pourrait nous lancer un défi ou nous faire dévier de la route que nous voulions prendre, et pour cette raison, nous ne désirons pas la revoir ?
Des touristes avec cartes plastifiées peuvent acheter ce qu'ils veulent tandis que les citoyens de ce pays font la queue pour des miettes. Les Italiens et les Espagnols comptent leurs dollars tandis que les Cubains font la queue pour une saucisse grasse rationnée et n'ont pas les moyens de s'acheter un livre! Pas même un livre d'occasion, les pauvres puent évidemment, mais les riches puent encore plus!
La présence de mon enfance perdue, le retour éternel de cette perte étaient ce qui me rendait réelle à moi-même, c’était une partie de mon existence qui imprégnait jusqu’au plus infime sentiment de moi.
Sybille Bedford écrit quelque part que quand on est jeune, on ne se sent pas comme faisant partie d’un tout, de la condition humaine, quand on est jeune, on fait plein de choses, parce qu’on a l’impression qu’il s’agit seulement d’une répétition générale, d’un exercice que l’on peut modifier quand le rideau se lèvera pour de bon. Et puis un jour on se rend compte que le rideau était tout le temps levé. C’était la représentation.
Quand les gens meurent, nous nous imaginons soudain comprendre ce qui est important, pas le côté matériel, les divertissements à la télé, l'état de la neige pour skier et les prix, on se promet de garder cette idée présente à l'esprit au quotidien, et on l'oublie aussitôt.
Je me sentais comme le cliché de la bibliothécaire, même si j'avais compris que ce cliché-là n'était pas aussi vivant que je l'avais cru, non, même cela, les gens étaient peu inspirés par les bibliothécaires. Seuls les écrivains maintenaient les bibliothécaires en vie, c'était dans leurs romans que je tombai sous le cliché de la bibliothécaire et cela me peina, j'avais tellement de respect pour les écrivains, pourquoi ne témoignaient-ils pas plus de reconnaissance envers celles et ceux qui transmettaient leurs œuvres ? Quand les gens me posaient la question, je répugnais à leur dire ce que je faisais dans la vie, je craignais qu'ils ne laissent échapper un bâillement en entendant le mot : bibliothécaire.
Les souvenirs se trouvent derrière la réalité comme les rêves devant elle, aussi informes.
D'exister aux yeux de son père est ce qu'il y a de plus important pour un garçon. La fameuse lettre au père, dit-il.
( p.82)