Première pièce de
Ionesco et une de ses plus connues... Affectionnant tant cet auteur, ça faisait bien longtemps que je souhaitais la lire. Et je dois dire avoir été pour la première fois déçu : On sent que c'est sa première oeuvre. Quand on a connu toutes ses autres pièces majeures et leur folie débridée, tant sur le plan langagier que sur le plan théâtral et spatial où tout peut arriver, où l'apocalypse et la mort peuvent rencontrer un délire farcesque multicolore... Ici, on est dans un système beaucoup plus fermé, répétitif et linéaire poussé jusque dans ses limites, comme souvent, à la fin, mais malgré la brièveté de la pièce, j'ai trouvé justement les dernières scènes moins intéressantes et il était temps d'en finir, première fois avec cet auteur. Je m'explique :
Tout commence avec M. Smith et Mme Smith, deux personnages présentés comme anglais de chez anglais, et dont on voit assez vite que l'archétype et étiquette british vont être prétexte à expliquer la vacuité de leur propos et leurs manières distinguées. Dans un début de pièce très drôle, seule Mme Smith parle, enchaînant les répliques d'exposition abusives sans intérêt (un peu comme dans Ubu Roi, manière de moquer cette tradition théâtrale), détaillant l'identité, l'origine, le repas du couple, répliques ponctuées par les seuls claquements de langue de M.Smith. Lorsque M.Smith prend enfin la parole, c'est pour réagir ou donner la réplique aux anecdotes livrées par sa femme, et c'est là qu'on voit que les personnages sont en dehors du cercle de la raison et échouent constamment à établir des liens logiques, des relations de cause à effet, même les plus élémentaires, enchaînant les syllogismes sans queue ni tête (typiquement le genre de personnages dont la logique pourrait se résumer à "Tous les hommes sont mortels. Un chat est mortel. Donc Socrate est un chat"). Il y a notamment un échange sur un certain Bobby Watson... Dont toute la famille s'appelle Bobby Watson, et un entremêlement de la conversation dans tous les Bobby Watson ! Les échanges des Smith sont savoureux, et même lorsque M.Smith semble incarner une certaine lucidité relative par rapport à sa femme,
Ionesco désamorce cela peu après. Les personnages fonctionnent aussi par association d'idées dans l'évolution de leur conversation, système qui sera maintenu et accentué jusqu'à la fin de la pièce. À l'arrivée des Martin annoncée par la bonne, les Smith vont tantôt dire qu'ils les attendaient, tantôt que les Martin débarquent par surprise, oblitérer l'existence de leur repas plantureux pourtant sujet des premières répliques, dire qu'ils partent s'habiller pour revenir à l'identiques... On comprend que dans l'asile d'aliénés qu'est toujours l'univers de
Ionesco, le réel est toujours perpétuellement remis en question, intangible, à prendre avec des pincettes, que le A peut être aussi vrai que le B...
Entrent donc en scène les Martin, couple qui agit comme deux étrangers, dont le mari ne va cesser de demander à l'inconnue devant lui où donc il lui semble l'avoir déjà vue, dans un jeu là aussi de ping-pong répétitif assez savoureux. le couple parvenant enfin à s'identifier parodiera les scènes de reconnaissance, ce qui sera à nouveau le cas ensuite vers la fin de la pièce. Les quatre personnages seront réunis ensuite et enchaîneront les conversations sans queue ni tête, sans intérêt, où la logique à chaque fois se casse la figure sur l'autel du verbiage devant être maintenu et des associations d'idées... Après un jeu sur la sonnette assez drôle également, entre en scène un nouveau personnage, le Pompier, qui demande... si par hasard il n'y aurait pas un incendie chez les Smith, car cela l'arrangerait bien, cela lui ferait du travail ! J'avais l'impression d'être dans Fahrenheit 451 ! le Pompier se joint au manège délirant des quatre personnages (alors même qu'il disait être en service et pressé) et le quintet se livrera notamment à un concours d'anecdotes farfelu qui se transformera en parodies délirantes de Fables de la Fontaine, mais où il n'y aura pas un brin de logique ou de pertinence (M.Smith, comme d'habitude, se montrera un temps le plus raisonné du cercle, avant que cela ne se casse la figure). Pendant tout ce temps, on se demande où est la fameuse Cantatrice chauve du titre, et elle n'est seulement mentionnée qu'à la page 88, bloquant alors un temps les échanges associatifs fous de ces personnages. le Pompier s'était entretemps livré à une anecdote complètement folle dont le sujet arrivait seulement à la fin, et où il enchaînait les liens de parenté et de voisinage de personnages inutiles sur des pages et des pages, moment là aussi pour le moins mémorable, montrant bien la logique difforme de ces personnages, commençant une histoire par le Z pour arriver au A.
Le départ du Pompier du cercle des Smith et des Martin entraîne alors la descente finale dans la folie de ces personnages, qui ne s'exprimeront plus que par des exclamations délirantes dignes d'un poème surréaliste, de voyelles, d'associations d'idées, de sons... Et la pièce s'achèvera.
Comme je disais, même si les gags et la folie des personnages demeurent marquants et drôles, je trouve qu'on est loin de la pertinence et du débordement créatif des autres pièces de
Ionesco, où l'univers peut s'écrouler (
Le roi se meurt,
Les Chaises), où le délire des personnages se pare d'interprétations bien plus intéressantes sur les comportements de masse (
Rhinocéros). Ici, je n'ai vu qu'une tentative d'"anti-pièce", pour reprendre le sous-titre donné par
Ionesco lui-même, où chaque conversation est au minimum banale, au maximum complètement loufoque, où le titre de l'oeuvre n'est que l'objet d'une phrase, où les rapports entre les personnages et la réalité peuvent être réinventés, les conventions théâtrales balayées...
Ionesco est allé tellement plus loin par la suite, et offrant une telle consistance à son univers aussi bariolé que dément, qu'on ne peut s'empêcher d'être frustré ici par ce qui semble être une expérience minimaliste, un coup d'essai des débuts. Bon, on se sent toujours ridicule en pointant du doigt les
oeuvres de jeunesse de génies... !