Quand l'absurdité de la mort renvoie à l'absurdité de la vie.
On reconnaît bien la façon unique d'Eugène Ionesco dans cette pièce à la fois comique, grinçante et si juste. Au delà du burlesque et de l'absurde, l'auteur se pose en observateur rigoureux du comportement de l'homme et le met en scène face à sa propre mort.
Le roi Bérenger 1er est informé que sa fin est proche. Malgré de nombreux signes (qu'il a préféré ignorer), il ne s'est pas préparé à cette mort, qui s'est peu à peu rapprochée de lui au fil du temps.
Autour du roi, figure centrale, l'auteur place cinq autres personnages, presque tous allégoriques :
- Marguerite, reine et première épouse, représente la raison, le réalisme et l'avenir (qui pour tout être vivant est la mort). Elle est forte, inflexible et prépare le roi à mourir.
- Marie, reine et seconde épouse, représente le coeur et les sens, les plaisirs de la vie, l'insouciance, l'illusion et le passé. Elle soutient le roi dans son fantasme d'immortalité mais n'oppose à Marguerite que des arguments dérisoires et fragiles.
- le médecin, représente le savoir et la science.
- Juliette, la femme de ménage, représente le peuple, le commun des mortels.
- le garde.
Pris au dépourvu par l'annonce de sa mort donc, le roi est envahi par différents sentiments : l'incrédulité, le refus, l'indignation, la révolte, l'impuissance, la peur, l'accablement, la résignation...
Il voit s'écrouler tout son univers, morceau par morceau (au sens propre) en même temps qu'il perd la maîtrise de sa vie. Son pouvoir, son autorité et sa volonté de vivre, comme ses biens terrestres, se désagrègent en même temps que lui.
Tout est donc vain !
Et c'est seul et nu que mourra cet homme, car même le roi ne peut échapper à sa condition humaine.
Avec cet humour noir et lucide qu'on lui connaît, Ionesco a écrit là une comédie vivante (le comble, non?), dont les répliques sont souvent très drôles. Le personnage du roi est parfois ridicule, la plupart du temps pitoyable, mais son désespoir et son angoisse devant la décrépitude et la mort émeuvent, car c'est vers la même inéluctable issue que débouche toute vie.
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LE ROI
J'ai du mal aussi à bouger mes bras. Est-ce que cela commence? Non. Pourquoi suis-je né si ce n'était pas pour toujours? Maudits parents. Quelle drôle d'idée, quelle bonne blague! Je suis venu au monde il y a cinq minutes, je me suis marié il y a trois minutes.
MARGUERITE
Cela fait deux cent quatre vingt-trois ans.
LE ROI
Je suis monté sur le trône il y a deux minutes et demie.
MARGUERITE
Il y a deux cent soixante-dix-sept ans et trois mois.
LE ROI
Pas eu le temps de dire ouf! Je n'ai pas eu le temps de connaître la vie.
MARGUERITE
Il perçoit encore les couleurs. Des souvenirs colorés. Ce n'est pas une nature auditive. Son imagination est purement visuelle... c'est un peintre... trop partisan de la monochronie.(Au roi) Renonce aussi à cet empire. Renonce aussi aux couleurs. Cela t'égare encore, cela te retarde. Tu ne peux plus t'attarder, tu ne peux plus t'arrêter, tu ne dois pas. (Elle s'écarte du Roi) Marche tout seul, n'aie pas peur. Vas-y. (Marguerite, dans un coin du plateau, dirige le Roi de loin.) Ce n'est plus le jour, ce n'est plus la nuit, il n'y a plus de jour, il n'y a plus de nuit. Laisse-toi diriger par cette roue qui tourne devant toi. Ne la perds pas de vue, suis-la, pas de trop près, elle est embrasée, tu pourrais te bršler. Avance, j'écarte les broussailles, attention, ne heurte pas cette ombre qui est à ta droite... Mains gluantes, mains implorantes, bras et mains pitoyables, ne revenez pas, retirez-vous. Ne le touchez pas, ou je vous frappe! (Au roi) Ne tourne pas la tête. Evite le précipice à ta gauche, ne crains pas ce vieux loup qui hurle... ses crocs sont en carton, il n'existe pas. (Au loup) Loup, n'existe plus! (Au roi) Ne crains pas non plus les rats. Ils ne peuvent pas mordre tes orteils! (Aux rats) Rats et vipères, n'existez plus! (Au roi) Ne te laisse pas apitoyer par le mendiant qui te tend la main... Attention à la vieille femme qui vient vers toi... Ne prends pas le verre d'eau qu'elle te tend. Tu n'as pas soif. (À la vieille femme imaginaire) Il n'a pas besoin d'être désaltéré, bonne femme, il n'a pas soif. N'encombrez pas son chemin. Èvanouissez-vous. (Au roi) Escalade la barrière... Le gros camion ne t'écrasera pas, c'est un mirage... Tu peux passer, passe... Mais non, les pâquerettes ne chantent pas, même si elles sont folles. J'absorbe leurs voix; elles, je les efface!... Ne prête pas l'oreille au murmure du ruisseau. Objectivement, on ne l'entend pas. C'est aussi un faux ruissseau, c'est une fausse voix... Fausses voix, taisez-vous. (Au roi) Plus personne ne t'appelle. Sens, une dernière fois, cette fleur et jette-la. Oublie son odeur. Tu n'as plus la parole. À qui pourrais-tu parler? Oui, c'est cela, lève le pas, l'autre. Voici la passerelle, ne crains pas le vertige. (Le Roi avance en direction des marches du trône) Tiens-toi tout droit, tu n'as pas besoin de ton gourdin, d'ailleurs tu n'en as pas. Ne te baisse pas, surtout, ne tombe pas. Monte, monte. (Le Roi commence à monter les trois ou quatre marches du trône) Plus haut, encore plus haut. (Le Roi est tout près du trône) Tourne-toi vers moi. Regarde-moi. Regarde à travers moi. Regarde ce miroir sans image, reste droit... Donne-moi tes jambes, la droite, la gauche. (À mesure qu'elle lui donne ces ordres, le Roi raidit ses membres.) Donne-moi un doigt, donne-moi deux doigts... trois... quatre... cinq... les dix doigts. Abandonne-moi le bras droit, le bras gauche, la poitrine, les deux épaules et le ventre. (Le Roi est immobile, figé comme une statue.) Et voilà, tu vois, tu n'as plus la parole, ton coeur n'a plus besoin de battre, plus la peine de respirer. C'était une agitation bien inutile, n'est-ce pas? Tu peux prendre place.
"Marguerite
Moi, tu m'entendras, tu m'entendras mieux. (Le Roi est debout, immobile, il se tait.) Il arrive que l'on fasse un rêve. On s'y prend, on y croit, on l'aime. Le matin, en ouvrant les yeux, deux mondes s'entremêlent encore. Les visages de la nuit s'estompent dans la clarté. On voudrait se souvenir, on voudrait les retenir. Ils glissent entre vos mains, la réalité brutale du jour les rejette. De quoi ai-je rêvé se dit-on? Que se passait-il? Qui embrassais-je? Qui aimais-je? Qu'est-ce que je disais et que me disait-on? On se retrouve avec le regret imprécis de toutes ces choses qui furent ou qui semblaient avoir été. On ne sait plus ce qu'il y avait autour de soi. On se sait plus."
Le roi :
Non, non. Je sais, rien ne me soulage. Elle me remplit, elle me vide. Ah, la la, la, la, la, la, la.
Vous tous, innombrables, qui êtes morts avant moi, aidez-moi. Dites-moi comment vous avez fait pour mourir, pour accepter. Apprenez-le moi. Que votre exemple me console, que je m'appuie sur vous comme sur des béquilles, comme sur des bras fraternels. Aidez-moi à franchir la porte que vous avez franchie. Revenez de ce côté-ci un instant pour me secourir. Aidez-moi, vous, qui avez eu peur et n'avez pas voulu. Comment cela s'est-il passé ? Qui vous a soutenus ? Qui vous a entraînés, qui vous a poussés ? Avez-vous eu peur jusqu'à la fin ? Et vous, qui étiez forts et courageux, qui avez consenti à mourir avec indifférence et sérénité, apprenez-moi l'indifférence, apprenez-moi la sérénité, apprenez-moi la résignation.
Vous, les suicidés, apprenez-moi comment il faut faire pour acquérir le dégoût de l'existence. Apprenez-moi la lassitude. Quelle drogue faut-il prendre pour cela ?
Vous, qui êtes morts dans la joie, qui avez regardé en face, qui avez assisté à votre propre fin ...
Vous, les morts heureux, vous avez vu quel visage près du vôtre ? Quel sourire vous a détendus et fait sourire ? Quelle est la lumière dernière qui vous a éclairés ?
Des milliards de morts. Ils multiplient mon angoisse. Je suis leurs agonies. Ma mort est innombrable. Tant d'univers s'éteignent en moi.
Dans son palais délabré, aussi intemporel qu'un château de conte de fées, le roi constate que son royaume s'est rétréci, que ses serviteurs ne lui obéissent plus, ni son propre corps.
Pourtant, il nie la réalité et s'acharne à maintenir une autorité illusoire.
C'est alors qu'il apprend de son médecin la nouvelle effarante qu'il va mourir.
Incrédule tout d'abord, il se révolte mais l'appui de la reine Marie, sa jeune épouse, qui sanglote et évoque le bonheur passé ne lui apporte aucun soulagement.
Agacé par cette sensibilité inutile, son autre épouse, la reine Marguerite, organise sa mort comme un cérémonial.
Jusqu'à la fin elle l'accompagne et l'aide à renoncer à tout ce qui a fait sa vie, à accepter son destin....
(extrait de "Visages du Théâtre contemporain" de Sylviane Bonnerot, essai paru en 1971 aux éditions "Masson et Cie")
FACE-À-FACE CRITIQUE Pour son cinquième long métrage, Valeria Bruni Tedeschi opte à nouveau pour l'autofiction, en romançant ses années d'apprentissage à l'école des Amandiers de Nanterre, dans les années 1980.
L'école des Amandiers, dirigée par Patrice Chéreau, est dans les années 80 un rêve pour beaucoup de jeunes comédiens. Décrite comme un « anti-Conservatoire », elle voit défiler dans ses rangs Agnès Jaoui, Vincent Perez, Marianne Denicourt, Éva Ionesco, et donc Valeria Bruni Tedeschi.
La réalisatrice conte les souvenirs de sa promotion en les romançant. Louis Garrel, en Patrice Chéreau, et Nadia Tereszkiewicz, en Valeria Bruni Tedeschi, sont bluffants. Les Amandiers est un film de troupe dans lequel la réalisatrice parvient à dépeindre les années sida mais aussi les amours et amitiés d'une bande de vingtenaires qui découvrent le théâtre et y mettent toute leur énergie.
#amandiers #valeriabrunitedeschi #theatre
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