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Emmanuel C. Jacquart (Éditeur scientifique)
EAN : 9782070388653
131 pages
Gallimard (15/03/1994)
  Existe en édition audio
3.7/5   604 notes
Résumé :

Eugène
Ionesco
La Leçon

La leçon est l'une des pièces les plus jouées et les plus lues d'Eugène Ionesco. Elle commence comme une satire hilarante de l'enseignement, pour faire allusion ensuite à de savantes théories linguistiques ; le ton, alors, change : la farce se termine en tragédie lorsque le professeur tue son élève. Mais cette tragédie est, elle aussi, parodique : chacun lui donne le sens qu'il veut.
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Critiques, Analyses et Avis (44) Voir plus Ajouter une critique
3,7

sur 604 notes
Nous avons toutes et tous des interprétations diverses de ce que nous lisons ou voyons au théâtre ou ailleurs. La critique, en soi, n'est que l'expression de cette diversité de perception qui est nôtre. Lorsque le texte est équivoque ou sujet à interprétation, comme ici, les critiques peuvent être extraordinairement différentes les unes des autres.

Je ne prétends donc nullement m'astreindre à une quelconque illusion d'objectivité. Non, je vais simplement vous livrer mon interprétation de ce texte, et ça vaudra ce que ça vaudra.

Tout d'abord, il me semble que cette pièce d'Eugène Ionesco est très fréquemment proposée en association avec La Cantatrice chauve, dont le titre original aurait dû être, « L'Anglais sans peine ». Dans cette pièce, l'absurde me paraissait provenir des incongruités émanant du fait de s'entraîner à vide à débiter des phrases dans une langue étrangère.

Il y était donc déjà question d'apprentissage et l'auteur s'ingéniait à révéler tout l'absurde qu'il pouvait y avoir à apprendre des phrases stéréotypées sortie de tout contexte de communication.

Ici, nous avons affaire à une jeune étudiante qui vient, elle aussi, prendre des cours particuliers auprès d'un professeur apparemment renommé.

Le comique, l'ironie, la tragédie de notre époque sont peut-être déjà contenus rien que dans cette situation. Si j'observe autour de moi, je vois des tas de jeunes personnes, pleines de vie, pleines d'énergie, pleines d'allant, qui voudraient simplement FAIRE et auxquelles on demande de PROUVER tout un tas de choses avant même d'avoir essayé.

« Vous voulez travailler chez nous ? — Oui. — Avez-vous de l'expérience ? — Bah non, je débute. — Revenez quand vous aurez de l'expérience. »

« Vous voulez vivre comme tout le monde ? — Oui. — Avez-vous un certificat de naissance ? — Non, mais je peux vous assurer que je suis bien né un jour. — C'est possible mais ça ne suffit pas, il faut un certificat. »

« Vous voulez devenir athlète de haut niveau ? — Oui. — Quelle discipline ? — le 100 m. — Avez-vous un diplôme ? — Non. — Désolée ! ça ne va pas être possible. »

« Bravo ! Vous venez de réussir avec brio le concours d'entrée en médecine. — Merci. — Vous savez tous et toutes, vous qui allez être amenés à exercer la médecine, que les principales qualités attendues chez un praticien sont l'écoute, l'humanité, l'empathie… Au fait, comment avez-vous été recrutés ? — Par QCM. »

Alors bien évidemment, je grossis peut-être un peu le trait mais, quand on y regarde de près, peut-être pas tant que ça : la vie moderne est absurde et Ionesco n'a presque pas besoin de la travestir pour la rendre telle.

Voici donc une étudiante, allégorie de la jeunesse, avec des carences culturelles et logiques inimaginables, qui souhaite obtenir en un mois un doctorat total. En face d'elle, nous avons un professeur, qui représente peut-être le système ou les institutions, incompétent et lubrique, avec lequel elle n'a aucune chance d'apprendre quoi que ce soit. Enfin, nous avons une servante, qui symbolise vaguement la société, et dont la morale ne s'insurge que très faiblement devant les agissements déviants du professeur…

L'interprétation de tout ceci ? L'école et les diplômes sont peut-être un gigantesque miroir aux alouettes pour la jeunesse car les échelons se gravissent selon d'autres procédés.

Le rapport de force entre les fringantes illusions de la jeunesse et les respectables institutions n'est jamais ce qu'il paraît être au départ. L'une brisera l'autre invariablement et la société qui est témoin de cela s'en fiche éperdument.

Bien entendu, cela n'est que mon interprétation et il peut y en avoir des millions d'autres, plus à votre convenance, plus à votre sensibilité, plus à votre goût et qu'il vous appartient de vous forger par vous-même.

Pour le reste, un ressenti moyen en ce qui me concerne, avec des passages vraiment drôles et jubilatoires, mais avec d'autres plus quelconques voire assez tirés par les cheveux et qui ne recueillent pas trop mon adhésion. Mais bien entendu, aujourd'hui comme toujours, ceci n'est que mon avis et la seule leçon à en tirer, c'est qu'il ne signifie pas grand-chose.
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Pour éviter de trop pleurer à cause d'enseignants nationaux, voire pour déplorer le ridicule de l'attitude de certains d'entre eux, fidèles à leur hiérarchie, je me suis souvenue de ce professeur meurtrier, son élève et la bonne, complice. de l'absurde pour en rire. J'ai l'impression qu'à l'école ou ailleurs, c'est la pièce par laquelle il est le plus facile d'aborder le théâtre de Ionesco, alors que souvent on vous fait lire directement La cantatrice chauve ou le Roi se meurt, pièces bien entendu fort différentes.
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Le 21 juillet dernier, j'ai lu sur Babelio un commentaire qui me semblait celui d'une jeune fille adolescente -mais peut-être me suis je trompé !... et j'ai trouvé très intéressant pour ma propre réflexion ses questionnements et ce qu'ils m'ont inspiré, à propos de la Leçon de Ionesco.

Je retranscris ici nos échanges, façon comme une autre de critiquer à deux voix l'oeuvre. J'espère qu'elle ne m'en voudra pas de reprendre ses mots, respectueusement, sous commentaire en mode théâtral, et avec un peu d'autodérision à la Ionesco en ce qui me concerne...

S. : "J'ai apprécié le début de l'histoire. le concept d'une scène entre un professeur et un élève me plaisait bien surtout que je souhaitais que ceci me révoque les souvenirs de l'école.
Mais au fur et à mesure que la pièce avançait, je ne comprenais plus "

Le professeur Candle : "Très souvent sur Babelio, les critiques affirment. S., ta critique est originale parce qu'elle questionne. de plus, elle questionne réellement, pas comme souvent nos critiques d'adultes, qui comprennent des questions uniquement pour mieux introduire nos jugements personnels...."

S. : "pourquoi le professeur est représenté si durement. Pourquoi est-il devenu cruel, agressif, insensible face à son élève qui souffre. La jeune fille avait mal aux dents : bienveillante au départ avec une intention d'apprendre et de réussir, elle a tout de même essayé de le suivre même après sa peine.
Pourquoi la servante ne réagira-t-elle pas et n'arrêtera pas le « pire » ? "

Le professeur Candle : "J'essaie de répondre ici, même si La Leçon est un tel monument que chacun doit y trouver ses propres réponses : d'abord, Ionesco est un maître de l'absurde : il met en évidence des non-sens et le grotesque de situations ou réactions (comme celles que tu relèves) pour mieux critiquer et obliger chacun à s'interroger sur ses propres actes, le maître et l'élève peut être chacun de nous à un moment ou à un autre ; parfois on est en position (basse) d'élève, parfois (haute) de maître.

S. : "Pourquoi le prof explique des choses qui ne veulent rien dire ? Et, pourquoi avoir choisi les dents ? Quiconque ne pourra plus ni se concentrer ni travailler une fois qu'il aura mal aux dents.
Finalement, pourquoi l'élève est-il la victime et le prof le méchant ? Alors que la faute dans notre monde, n'est pas tout à fait celle du prof, mais celle de l'élève qui parfois ne veut plus travailler sous prétexte qu'il a mal à la tête alors qu'en réalité il n'est que fatigué.

Le professeur Candle : "Cette pièce symbolise (enfin je crois) justement l'affrontement entre la jeunesse de l'élève, qui ressent les choses et travaille suivant son humeur, son désir, son coeur... et le professeur, qui prétend savoir, a plein de choses à enseigner mais se rend compte que lui-même a oublié sa sensibilité de jeunesse (parce que, oui, lui aussi a été l'élève, il y a longtemps...) , s'est endurci et a perdu sa capacité à juste sentir les choses... du coup il en devient jaloux au point de vouloir détruire chez autrui ce que lui a perdu...

S. : "Est-ce que le message de cette pièce est que les professeurs sont des personnes cruelles qui ne comprennent pas les besoins de leurs élèves ? "

Le professeur Candle : "Tant mieux si tu n'as pas rencontré ce genre de professeur à ce jour ; mais on en rencontre généralement au cours de sa vie, et parfois on le devient aussi... heureusement des auteurs comme Ionesco sont là pour nous rappeler l'absurdité de ce qui nous parait si raisonnable ou rationnel, et la liberté de nos pensées de jeunesse...
Et heureusement aussi, les enfants et les adolescents (chacun de manière différente) viennent parfois bousculer les certitudes des plus anciens, leur rappeler leur part d'enfance et d'adolescence enfouie, parfois simplement par des question ouvertes, comme dans ta critique.

Merci."
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Contrairement à la jeune élève de 18 ans (bien fraîche la jeune élève), je suis bien incapable de calculer "trois milliards sept cent cinquante-cinq millions neuf cent quatre-vingt-dix-huit mille deux cent cinquante et un, multiplié par cinq milliards cent soixante-deux millions trois cent trois mille cinq cent huit" de tête. Par contre, je m'en sors pas trop mal avec les soustractions mais elle, elle se refuse de soustraire les nombres aux autres, parce qu'elle préfère l'intégrité, ce qui a toutes ses parties, ce qui est intact, sain. La leçon du professeur a pour objectif de tout dés-intégrer. le professeur considère qu'elle n'a pas les bases requises en arithmétique aussi détruit-il tout ce qu'elle sait pour faire "table rase", peut-être pour repartir sur de meilleures bases, sauf qu'entretemps, elle s'affaiblit de plus en plus, il la perd de plus en plus. Elle perd de plus en plus ses forces, son énergie ; elle ne peut plus se concentrer, le professeur s'énerve et gagne de plus en plus de force, d'énergie (comme l'indique la longue didascalie de Ionesco pages 109-111). C'est comme si le professeur vampirisait son élève, comme s'il lui prenait toute ses ressources pour satisfaire sa soif de puissance, pour inverser les rapports soumission-domination que son statut de professeur vieillissant et son statut à elle de jeune fille bien élevée instaurent d'entrée de jeu. Il sera de plus en plus autoritaire, tyrannique, elle sera de plus en plus soumise au professeur, jusqu'à l'indécence. Elle s'abandonne tellement à la fin qu'elle s'en caresse le cou, la gorge, les seins, les cuisses ...
La jeune fille bien élevée devient mal élevée, épuisée qu'elle est par la leçon ludique du professeur lubrique.

Le symptôme de l'esprit malade, c'est cette rage de dents qui s'intensifie, de plus en plus. Elle se plaint, elle souffre. Mais qu'on l'achève ! On regrette que le professeur ne soit pas dentiste, qu'il ne les arrache pas, les 32 dents dévitalisées.
Pourquoi a-t-elle mal aux dents ? Parce qu'à l'issue du cours d'arithmétique (où le professeur l'embrouille tellement qu'il la perd), ils se lancent tous deux ou plutôt non, il se lance tout seul, dans un cours de linguistique et qu'il entame avec la base de la base : la phonétique. C'est marrant parce que les cours de phonétique me faisaient, de même, grincer des dents. D'ailleurs je me souviens qu'on nous a distribués sur les bancs de l'université des photocopies où on voit nettement la position de la langue à bien placer dans sa bouche, la position des dents avec en légende les sons, sortant de tel ou tel endroit du corps ( il y a les labiales, les nasales et tout le reste). Et puis on nous explique comment bien respirer etc. Je me rappelle qu'à l'époque, je me suis demandée si j'étais en lettres ou en médecine. Je n'y comprenais STRICTEMENT RIEN. En conséquence de quoi, je me sentais vide, comme si j'avais un singe jouant des cymbales dans mon cerveau, non plus vide que ça en fait. Comme si on aspirait mon âme, comme si on me volait mon énergie vitale ... J'étais complètement déconnectée de la leçon, de la réalité, de la vie. Bref, je soupçonne mon professeur de l'époque d'avoir dissimulé un couteau imaginaire dans sa sacoche ... Heureusement je n'étais pas seule avec lui dans la pièce, j'ai pu m'en sortir ... Il n'empêche que je m'amuse bien maintenant en relisant la Leçon ; ça me rappelle de vieux souvenirs.
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Une pièce sur le cannibalisme du langage et des concepts abstraits, qui consument la jeunesse, la fraîcheur, l'immaturité (et ce dans toutes les langues, si bien que les langues se prononcent ici toutes pareil). Ainsi, avec ses propos et insinuations « lourds de sens », le professeur alourdit et déforme la légèreté et l'insouciance de l'esprit qui lui est offert en sacrifice. Bien que d'aspect chétif, comme un caniche, il finit par aboyer comme un molosse, voire un Moloch, le dévoreur d'enfants. Déguisés en « moutons arithmétiques », les loups sont entrés dans Pire, qui serait une ville, à en croire leur justification.
L'élève ne veut pas se laisser soustraire à elle-même, mais elle se laisse distraire par la leçon et ne réagit pas assez au changement d'attitude progressif du professeur. Les mots la violent, car ils finissent par la pénétrer, la posséder sans son consentement, car le professeur dédaigne le refus signalé par le mal de dents de l'élève. Jusqu'à une nouvelle forme de viol encore plus explicite qui conclut la leçon, tel un verdict kafkaïen.
Face à cette tragédie, le rire apparaît comme le seul remède possible, même s'il fait grincer des dents.
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Citations et extraits (23) Voir plus Ajouter une citation
LE PROFESSEUR : Quel est le plus grand ? Trois ou quatre ?
L'ÉLÈVE : Euh… trois ou quatre ? Quel est le plus grand ? Le plus grand de trois ou quatre ? Dans quel sens le plus grand ?
LE PROFESSEUR : Il y a des nombres plus petits et d'autres plus grands. Dans les nombres plus grands il y a plus d'unités que dans les petits…
L'ÉLÈVE : … Que dans les petits nombres ?
LE PROFESSEUR : À moins que les petits aient des unités plus petites. Si elles sont toutes petites, il se peut qu'il y ait plus d'unités dans les petits nombres que dans les grands… s'il s'agit d'autres unités…
L'ÉLÈVE : Dans ce cas, les petits nombres peuvent être plus grands que les grands nombres ?
LE PROFESSEUR : Laissons cela. Ça nous mènerait beaucoup trop loin : sachez seulement qu'il n'y a pas que des nombres… il y a aussi des grandeurs, des sommes, il y a des groupes, il y a des tas, des tas de choses telles que les prunes, les wagons, les oies, les pépins, etc. Supposons simplement, pour faciliter notre travail, que nous avons des nombres égaux, les plus grands seront ceux qui auront plus d'unités égales.
L'ÉLÈVE : Celui qui en aura le plus sera le plus grand ? Ah, je comprends, monsieur, vous identifiez la qualité à la quantité.
LE PROFESSEUR : Cela est trop théorique, mademoiselle, trop théorique. Vous n'avez pas à vous inquiéter de cela. Prenons notre exemple et raisonnons sur ce cas précis. Laissons pour plus tard les conclusions générales. Nous avons le nombre quatre et le nombre trois, avec chacun un nombre toujours égal d'unités ; quel nombre sera le plus grand, le nombre plus petit ou le nombre plus grand ?
L'ÉLÈVE : Excusez-moi, monsieur… Qu'entendez-vous par le nombre le plus grand ? Est-ce celui qui est moins petit que l'autre ?
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LE PROFESSEUR

(...) Arithmétisons donc un peu

L'ÉLÈVE
Oui, très volontiers, Monsieur.

LE PROFESSEUR
Cela ne vous ennuierait pas de me dire...

L'ÉLÈVE
Du tout, Monsieur, allez-y.

LE PROFESSEUR
Combien font un et un?

L'ÉLÈVE
Un et un font deux.

LE PROFESSEUR, émerveillé par le savoir de l'ÉIève.
Oh, mais c'est très bien. Vous me paraissez très avancée dans vos études. Vous aurez facilement votre doctorat total, Mademoiselle.

L'ÉLÈVE
Je suis bien contente. D'autant plus que c'est vous qui le dites.

LE PROFESSEUR
Poussons plus loin: combien font deux et un?

L'ÉLÈVE
Trois.

LE PROFESSEUR
Trois et un?

L'ÉLÈVE
Quatre.

LE PROFESSEUR
Quatre et un?

L'ÉLÈVE
Cinq.

LE PROFESSEUR
Cinq et un?

L'ÉLÈVE
six.

LE PROFESSEUR
Six et un?

L'ÉLÈVE
Sept

LE PROFESSEUR
Sept et un?

L'ÉLÈVE
Huit.

LE PROFESSEUR
Sept et un?

L'ÉLÈVE
Huit... bis.

LE PROFESSEUR
Très bonne réponse. Sept et un?

L'ÉLÈVE
Huit ter.

LE PROFESSEUR
Parfait Excellent. Sept et un?

L'ÉLÈVE
Huit quater. Et parfois neuf.

LE PROFESSEUR
Magnifique Vous êtes magnifique. Vous êtes exquise Je vous félicite chaleureusement, Mademoiselle Ce n'est pas la peine de continuer. Pour l'addition vous êtes magistrale. Voyons la soustraction. Dites-moi, seulement, si vous n'êtes pas épuisée, combien font quatre moins trois?

L'ÉLÈVE
Quatre moins trois?... Quatre moins trois?

LE PROFESSEUR
Oui. Je veux dire: retirez trois de quatre.

L'ÉLÈVE
Ça fait... sept?

LE PROFESSEUR
Je m'excuse d'être obligé de vous contredire. Quatre moins trois ne font pas sept. Vous confondez:quatre plus trois font sept, quatre moins trois ne font pas sept... Il ne s'agit plus d'additionner, il faut soustraire maintenant.

L'ÉLÈVE
s'efforce de comprendre. Oui... oui...

LE PROFESSEUR
Quatre moins trois font... Combien?... Combien?

L'ÉLÈVE
Quatre ?

LE PROFESSEUR
Non, Mademoiselle, ce n'est pas ça.

L'ÉLÈVE
Trois, alors.

LE PROFESSEUR
Non plus, Mademoiselle... Pardon, je dois le dire... ça ne fait pas ça... mes excuses.

L'ÉLÈVE
Quatre moins trois... Quatre moins trois... Quatre moins trois?... ça ne fait tout de même pas dix?

LE PROFESSEUR
Oh, certainement pas, Mademoiselle. Mais il ne s'agit pas de deviner, il faut raisonner. Tâchons de le déduire ensemble. Voulez-vous compter?

L'ÉLÈVE
Oui, Monsieur. Un..., deux... euh

LE PROFESSEUR
Vous savez bien compter? Jusqu'à combien savez vous compter?

L'ÉLÈVE
Je puis compter... à l'infini.

LE PROFESSEUR
Cela n'est pas possible, Mademoiselle.

L'ÉLÈVE
Alors, mettons jusqu'à seize.

LE PROFESSEUR
Cela suffit. Il faut savoir se limiter. Comptez donc, s'il vous plaît, je vous en prie.

L'ÉLÈVE
Un, deux..., et puis après deux, il y a trois... quatre...

LE PROFESSEUR
Arrêtez-vous, Mademoiselle. Quel nombre est plus grand? Trois ou quatre?

L'ÉLÈVE
Euh... trois ou quatre? Quel est le plus grand? Le plus grand de trois ou quatre? Dans quel sens le plus grand?

LE PROFESSEUR
Il y a des nombres plus petits et d'autres plus grands. Dans les nombres plus grands il y a plus d'unités que dans les petits...

L'ÉLÈVE
... Que dans les petits nombres?

LE PROFESSEUR
A moins que les petits aient des unités plus petites. Si elles sont toutes petites, il se peut qu'il y ait plus d'unités dans les petits nombres que dans les grands... s'il s'agit d'autres unités...

L'ÉLÈVE
Dans ce cas, les petits nombres peuvent être plus grands que les grands nombres?

LE PROFESSEUR
Laissons cela. ça nous mènerait beaucoup trop loin: sachez seulement qu'il n'y a pas que des nombres. il y a aussi des grandeurs, des sommes, il y a des groupes, il y a des tas, des tas de choses.telles que les prunes, les wagons, les oies, les pépins, etc. Supposons simplement, pour faciliter notre travail, que nous n'avons que des nombres égaux, les plus grands seront ceux qui auront le plus d'unités égales.

L'ÉLÈVE
Celui qui en aura le plus sera le plus grand? Ah, je comprends, Monsieur, vous identifez la qualité à la quantité.

LE PROFESSEUR
Cela est trop théorique, Mademoiselle, trop théorique. Vous n'avez pas à vous inquiéter de cela. Prenons notre exemple et raisonnons sur ce cas précis. Laissons pour plus tard les conclusions générales. Nous avons le nombre quatre et le nombre trois, avec chacun un nombre toujours égal d'unités; quel nombre sera le plus grand, le nombre plus petit ou le nombre plus grand?

L'ÉLÈVE
Excusez-moi, Monsieur... Qu'entendez-vous par le nombre le plus grand? Est-ce celui qui est moins petit que l'autre?

LE PROFESSEUR
C'est ça, Mademoiselle, parfait. Vous m'avez très bien compris.

L'ÉLÈVE
Alors, c'est quatre.

LE PROFESSEUR
Qu'est-ce qu'il est, le quatre? Plus grand ou plus petit que trois?

L'ÉLÈVE
Plus petit... non, plus grand.

LE PROFESSEUR
Excellente réponse. Combien d'unités avez-vous de trois à quatre?... ou de quatre à trois, si vous préférez?

L'ÉLÈVE
Il n'y a pas d'unités, Monsieur, entre trois et quatre. Quatre vient tout de suite après trois; il n'y a rien du tout entre trois et quatre!

LE PROFESSEUR
Je me suis mal fait comprendre. C'est sans doute ma faute. Je n'ai pas été assez clair.

L'ÉLÈVE
Non, Monsieur, la faute est mienne.

LE PROFESSEUR
Tenez. Voici trois allumettes. En voici encore une ça fait quatre. Regardez bien, vous en avez quatre j'en retire une, combien vous en reste-t-il? On ne voit pas les allumettes, ni aucun des objets, d'ailleurs, dont il est question; le professeur se lèvera de table, écrira sur un ta bleau inexistant avec une craie inexistante, etc.

L'ÉLÈVE
Cinq. Si trois et un font quatre, quatre et un font cinq.

LE PROFESSEUR
Ce n'est pas ça. Ce n'est pas ça du tout. Vous avez toujours tendance à additionner. Mais il faut aussi soustraire. Il ne faut pas uniquement intégrer. Il faut aussi désintégrer. C'est ça la vie. C'est ça la philosophie. C'est ça la science. C'est ça le progrès, la civilisation.

L'ÉLÈVE
Oui, Monsieur.

LE PROFESSEUR
Revenons à nos allumettes. J'en ai donc quatre. Vous voyez, elles sont bien quatre. J'en retire une, il n'en reste plus que...

L'ÉLÈVE
Je ne sais pas, Monsieur.

LE PROFESSEUR
Voyons, réfléchissez. Ce n'est pas facile, je l'admets. Pourtant, vous êtes assez cultivée pour pouvoir faire l'effort intellectuel demandé et parvenir à comprendre. Alors?

L'ÉLÈVE
Je n'y arrive pas, Monsieur. Je ne sais pas, Monsieur.

LE PROFESSEUR
Prenons des exemples plus simples. Si vous aviez eu deux nez, et je vous en aurais arraché un. .. combien vous en resterait-il maintenant?

L'ÉLÈVE
Aucun.

LE PROFESSEUR
Comment aucun?

L'ÉLÈVE
Oui, c'est justement parce que vous n'en avez arraché aucun, que j'en ai un maintenant. Si vous I'aviez arraché, je ne l'aurais plus.

LE PROFESSEUR
Vous n'avez pas compris mon exemple. Supposez que vous n'avez qu'une seule oreille.

L'ÉLÈVE
Oui, après?

LE PROFESSEUR
Je vous en ajoute une, combien en auriez-vous?

L'ÉLÈVE
Deux

LE PROFESSEUR
Bon. Je vous en ajoute encore une. Combien en auriez-vous?

L'ÉLÈVE
Trois oreilles.

LE PROFESSEUR
J'en enlève une... Il vous reste... combien d'oreilles?

L'ÉLÈVE
Deux.

LE PROFESSEUR
Bon. J'en enlève encore une, combien vous en reste-t-il?

L'ÉLÈVE
Deux

LE PROFESSEUR
Non. Vous en avez deux, j'en prends une, je vous en mange une, combien vous en reste-t-il?

L'ÉLÈVE
Deux.

LE PROFESSEUR
J'en mange une... une.

L'ÉLÈVE
Deux.

LE PROFESSEUR
Une.

L'ÉLÈVE
Deux.

LE PROFESSEUR
Une!

L'ÉLÈVE
Deux!

LE PROFESSEUR
Une!!!

L'ÉLÈVE
Deux!!!

LE PROFESSEUR
Une!!!

L'ÉLÈVE
Deux!!!

LE PROFESSEUR
Une!!!

L'ÉLÈVE
Deux!!!

LE PROFESSEUR
Non. Non. Ce n'est pas ça. L'exemple n'est pas... n'est pas convaincant. Écoutez-moi.

L'ÉLÈVE
Oui, Monsieur.

LE PROFESSEUR
Vous avez... vous avez... vous avez...

L'ÉLÈVE
Dix doigts!...

LE PROFESSEUR
Si vous voulez. Parfait. Bon. Vous avez donc dix doigts.

L'ÉLÈVE
Oui, Monsieur.

LE PROFESSEUR
Combien en auriez-vous, si vous en aviez cinq?

L'ÉLÈVE
Dix, Monsieur.

LE PROFESSEUR
Ce n'est pas ça!

L'ÉLÈVE
Si monsieur.

LE PROFESSEUR
Je vous dis que non!

L'ÉLÈVE
Vous venez de me dire que j'en ai dix...

LE PROFESSEUR
Je vous ai dit aussi, tout de suite après, que vous en aviez cinq! L ÉLEVE Je n'en ai pas cinq, j'en ai dix!

LE PROFESSEUR
Procédons autrement... Limitons-nous aux nombres de un à cinq, pour la soustraction... Attendez Mademoiselle, vous allez voir. Je vais vous faire comprendre. (le professeur se met à écrire à un tableau noir imaginaire. Il l'approche de l'Élève, qui se retourne pour regarder.) Voyez, Mademoiselle... (Il fait semblant de dessiner, au tableau noir, un baton; il fait semblant d'écrire au-dessous le chiffre 1; puis deux batons, sous lesquels il fait le chiffre 2, puis en dessous le chiffre 3, puis quatre batons au-dessous desquels il fait le chiffre 4.) Vous voyez...

L'ÉLÈVE
Oui, Monsieur.

LE PROFESSEUR
Ce sont des bâtons, Mademoiselle, des bâtons. Ici c'est un bâton; là ce sont deux bâtons; là, trois batons, puis quatre bâtons, puis cinq bâtons. Un bâton, deux bâtons, trois bâtons, quatre et cinq bâtons, ce sont des nombres. Quand on compte des bâtons, chaque bâton est une unité, Mademoiselle.. Qu'est-ce que je viens de dire?

L'ÉLÈVE
"Une unité, Mademoiselle! Qu'est-ce que je viens de dire?"

LE PROFESSEUR
Ou des chiffres! ou des nombres! Un, deux, trois quatre, cinq, ce sont des éléments de la numération Mademoiselle.

L'ÉLÈVE, hésitante.
Oui, Monsieur. Des éléments, des chiffres, qui sont des bâtons, des unités et des nombres...

LE PROFESSEUR
A la fois... C'est-à-dire, en définitive, toute l'arithmétique elle-même est là.

L'ÉLÈVE
Oui, Monsieur. Bien, Monsieur. Merci, Monsieur.

LE PROFESSEUR
Alors, comptez, si vous voulez, en vous servant de ces éléments... additionnez et soustrayez...

L'ÉLÈVE
, comme pour imprimer
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LE PROFESSEUR : […] La prononciation à elle seule vaut tout un langage. Une mauvaise prononciation peut vous jouer des tours. A ce propos, permettez-moi, entre parenthèses, de vous faire part d’un souvenir personnel. (Légère détente, le Professeur se laisse un instant aller à ses souvenirs ; sa figure s’attendrit ; il se reprendra vite.) J’étais tout jeune, encore presque un enfant. Je faisais mon service militaire. J’avais, au régiment, un camarade, vicomte, qui avait un défaut de prononciation assez grave : il ne pouvait pas prononcer la lettre f. au lieu de f, il disait f. ainsi, au lieu de : fontaine, je ne boirai pas de ton eau, il disait : fontaine, je ne boirai pas de ton eau. Il prononçait fille au lieu de fille, Firmin au lieu de Firmin, fayot au lieu de fayot, fichez-moi la paix au lieu de fichez-moi la paix, fatras au lieu de fatras, fifi, fon, fafa au lieu de fifi, fon, fafa ; Philippe au lieu de Philippe ; fictoire au lieu de fictoire ; février au lieu de février ; mars-avril au lieu de mars-avril ; Gérard de Nerval et non pas, comme cela est correct, Gérard de Nerval ; Mirabeau au lieu de Mirabeau, etc., au lieu de etc., et ainsi de suite etc. au lieu de etc., et ainsi de suite, etc. Seulement, il avait la chance de pouvoir si bien cacher son défaut, grâce à des chapeaux, que l’on ne s’en apercevait pas.
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LE PROFESSEUR
Taisez-vous. Restez assise, n’interrompez pas… Et d’émettre les sons très hauts et de toute la force de vos poumons associée à celle de vos cordes vocales. Comme ceci : regardez : « papillon », « eurêka », « Trafalgar », « papi, papa ». De cette façon, les sons remplis d’un air chaud plus léger que l’air environnant voltigeront, voltigeront sans plus risquer de tomber dans les oreilles des sourds qui sont les véritables gouffres, les tombeaux des sonorités. Si vous émettez plusieurs sons à une vitesse accélérée, ceux-ci s’agripperont les uns aux autres automatiquement, constituant ainsi des syllabes, des mots, à la rigueur des phrases, c’est-à-dire des groupements plus ou moins importants, des assemblages purement irrationnels de sons, dénués de tout sens, mais justement pour cela capables de se maintenir sans danger à une altitude élevée dans les airs. Seuls, tombent les mots chargés de signification, alourdis par leur sens, qui finissent toujours par succomber, s’écrouler…

L’ÉLÈVE
… dans les oreilles des sourds.
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Écoutez-moi, Mademoiselle, si vous n'arrivez pas à comprendre profondément ces principes, ces archétypes arithmétiques, vous n'arriverez jamais à faire correctement un travail de polytechnicien. Encore moins ne pourra-t-on vous charger d'un cours à l'École polytechnique... ni à la maternelle supérieure Je reconnais que ce n'est pas facile, c'est très, très abstrait... évidemment... mais comment pourriez vous arriver, avant d'avoir bien approfondi les éléments premiers, à calculer mentalement combien font, et ceci est la moindre des choses pour un ingénieur moyen -- combien font, par exemple, trois milliards sept cent cinquante-cinq millions neuf cent quatre-vingt-dix-huit mille deux cent cinquante et un, multiplié par cinq milliards cent soixante-deux millions trois cent trois mille cinq cent huit?
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Vidéo de Eugène Ionesco
FACE-À-FACE CRITIQUE Pour son cinquième long métrage, Valeria Bruni Tedeschi opte à nouveau pour l'autofiction, en romançant ses années d'apprentissage à l'école des Amandiers de Nanterre, dans les années 1980.
L'école des Amandiers, dirigée par Patrice Chéreau, est dans les années 80 un rêve pour beaucoup de jeunes comédiens. Décrite comme un « anti-Conservatoire », elle voit défiler dans ses rangs Agnès Jaoui, Vincent Perez, Marianne Denicourt, Éva Ionesco, et donc Valeria Bruni Tedeschi.
La réalisatrice conte les souvenirs de sa promotion en les romançant. Louis Garrel, en Patrice Chéreau, et Nadia Tereszkiewicz, en Valeria Bruni Tedeschi, sont bluffants. Les Amandiers est un film de troupe dans lequel la réalisatrice parvient à dépeindre les années sida mais aussi les amours et amitiés d'une bande de vingtenaires qui découvrent le théâtre et y mettent toute leur énergie.
#amandiers #valeriabrunitedeschi #theatre
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