Une drôle de fille

Nous croyons naïvement que le mal que nous avons subi nous incite d’autant plus à faire le bien. En fait, le mal pervertit au point que ses victimes bien souvent deviennent ses alliés. Parce qu’on nous a offensés, nous n’avons plus qu’un méchant souhait, que les autres subissent les mêmes offenses que nous. 

Peut-on imaginer l'effet que faisaient les jambes des femmes en ces temps-là? Les hommes comme Rodolphe avaient vécu des années dans un monde où les jambes balayaient le sol. Il avait fallu attendre la Grande Guerre pour que les jambes apparaissent en éclaireuses. Puis, vu le chaleureux accueil qu'elles avaient reçu, les robes s'étaient troussées rapidement pour danser le fox-trot et les nouvelles danses venues d'Amérique.

Cela, bien sûr, c'était le plan, la stratégie sortie des théories de la psychanalyse. Malheureusement, la vie se fiche de Jung, de Freud et de tous les autres qui s'imaginent la comprendre. Elle n'en fait qu'à sa tête qui n'est qu'un fouillis de pensées et de passions absurdes.

Un rockeur, Ruben et Gilda avaient vu ce que c’était : un énergumène qui se tortille comme si une souris s’était introduite dans sa braguette, au milieu de filles à moitié nues.

Comment en est-il arrivé là ? Il pourrait croire tout aussi bien que les évènements ont obéi à une logique souterraine, un raisonnement implacable, une sorte de syllogisme en trois temps :
Ruben est un lâche,
or les lâches sont à la merci des insolents,
donc Ruben a mangé son chapeau.

Comme la nuit tombe, maintenant, les autres voient dans son reflet que les larmes coulent sur ses joues. Elles devraient avoir pitié. Mais Astrid les a blessées cruellement. Leur amitié est brisée.
L’ennui, c’est que la fin de l’amitié chez les filles n’est pas le retour à l’indifférence, mais le début de la haine.

Et voilà Gilda dans sa robe de chambre de soie dont les pans frissonnent légèrement quand elle passe devant la fenêtre. Elle adore cette légèreté du tissu et, lorsqu’elle est près du lit, dénouer la ceinture, sentir le vêtement glisser sur la peau de ses épaules pour se poser avec une mollesse de parachute, ce sont des plaisirs qui rachètent le poids d’une longue journée de travail.

Pour la plupart des gens de Marfort, le pire jour de la semaine, c’est le dimanche. Les autres jours, on travaille, ça occupe. Le dimanche, on se retrouve, les bras ballants, devant le vide de l’existence. Pour tuer le temps, le matin, une bonne partie de la population va à la messe à Saint-Remacle. Mais l’après-midi, que faire ? Bien souvent, on ne trouve rien de mieux que de dormir. En général, il y a un divan dans chaque pièce de la maison, ça ronfle de partout.

Pour vivre sereinement, nous avons besoin d’illusions, au premier rang desquelles figure l’assurance que nous sommes entourés de l’estime discrète de nos contemporains.

" Vous comprenez que c'est notamment à cause de votre père que je vous ai contacté, Ruben. Comme je l'ai connu, il aurait recueilli Josée, c'est certain. Je me suis dit " bon sang ne saurait mentir".
Qu'en pensez-vous ?
- Sans doute.
- Et vous Gilda ? "
Gilda hésite quelques instants. Puis elle cède dans un soupir :
" D'accord, on la garde ".